La Laurent Gagnebin, Nicolas berdiaeff, ou la destination créatrice de l’homme, Lausanne, L’âge d’homme, 1994
A l’heure où nous abandonnons les Russes au péril de leurs fantasmes, cette relecture superbe de Berdiaeff s’impose. Non que l’on se sente d’emblée sur la même longueur d’onde que cette oeuvre, dont la publication commence un peu avant la première guerre mondiale et s’achève un peu après le seconde. Elle est de part en part traversée par un sentiment apocalyptique, par une métaphysique eschatologique, par l’onde de choc encore à venir d’un irréparable désastre ; et traversée du même mouvement par un élan ensemble existentiel, religieux, social, et cosmique vers la beauté, qui serait la seule justification de notre destinée, sauverait le monde de la laideur de l’histoire, et restituerait la correspondance entre la création humaine et la rédemption divine. Cette esthétisation du politique, notamment, cette dénonciation de la laideur démocratique, ou cette charge contre la civilisation technique qui nivelle l’humanité, sont des visages de cette oeuvre qui la font contemporaine du fascisme et de ceux qui lui ont résisté. La gêne peut alors nous envahir, comme à entrer dans une mémoire qui nous touche douloureusement, et que nous ne comprenons plus. Le Nouveau Moyen-Age dont il parle et qui l’a rendu célèbre est comme la remémoration d’un autre futur possible.
C’est précisément ici que je vois l’utilité de cet ouvrage. Il nous remet sur cette longueur d’onde perdue, l’intention qui anime la révolte de 1917, et la révolte contre l’illusion révolutionnaire elle-même. Car Berdiaeff, dressé dans le refus des orthodoxies totalitaires comme du conformisme démocratique, propose une apologie de l’esprit, qui est liberté insurgée contre toute nécessité. Pour lui, les évolutions comme les révolutions échappent à leurs initiateurs, et celles qui ont réussi sont celles qui « échouent » finalement le plus. Ce n’est pas un hasard si le réquisitoire contre la révolution russe de celui qui, banni en 1922, aussi mal à l’aise avec des émigrés amers qu’avec une révolution par lui considérée comme rien d’autre que la sanction quasi mécanique des injustices passées, est publié dans le premier numéro d’Esprit, en 1932, sous le titre « Vérité et mensonge du communisme ». Comme Mounier, entre individualisme et collectivisme, il cherche un personnalisme social, avec peut-être une insistance particulière sur la dimension cosmique de la personne. Il n’est pas impossible d’en entendre l’écho dans un texte de Ricœur comme « l’image de Dieu et l’épopée humaine ». Bref c’est une oeuvre particulièrement « placée » dans la mémoire intellectuelle du 20ème siècle.
On y trouve des notations qui seront développées par l’Ecole de Francfort : cette idée, qu’en dépit de l’optimisme du premier et du pessimisme du second, le capitalisme ressemble au communisme en ce qu’il écrase les singularités ; qu’aucune justification ne permet de sacrifier le présent et le prochain au lointain et à l’abstrait ; que l’espérance n’est pas portée par une classe économique davantage que par un parti politique, mais par l' »aristocratie » spirituelle et marginale de tous ceux qui portent la vocation créatrice de l’humanité, etc. On y trouve aussi des notations plus religieuses : que le monde appartient à Dieu seul, et que la propriété privée c’est l’expropriation, qu’il y a comme dit Gogol « une grande tristesse à ne pas voir le bien dans le bien », que le mal par excellence c’est l’ennui, l’impuissance ou la résignation à une vie sans amour et sans création, qu’il faut penser indissociablement l’humanité de Dieu et la divinisation de l’homme, à la suite de Dostoïevski ; et l’on peut comprendre la méditation de Berdiaeff comme un commentaire immense de l’aphorisme dostïevskien que « c’est la beauté qui sauvera le monde ».
Au delà de cette passerelle qu’en son temps Berdiaeff sut jeter par dessus le gouffre creusé entre le social et le religieux, montrant la dimension religieuse du marxisme et pointant la vocation sociale de la foi chrétienne, le lecteur devrait s’arrêter aux considérations finales sur l’eschatologie, l’histoire, et la Russie. L’auteur a eu raison de les placer à la fin, comme si après trente ans d’exil Berdiaeff avait pu revenir dans son pays. Ces pages évoquent Histoire et Utopie de Cioran, le sentiment que pour un certain messianisme russe, le communisme soviétique n’est encore que la transformation du même rêve, un moment capital de cette histoire, et l’idée que la renaissance russe serait la synthèse entre un retour à la tradition religieuse et la quête d’une fraternité sociale.
Car justement, Berdiaeff n’y vient qu’en critiquant le penchant totalitaire de ce rêve et de ce populisme. On trouve dans ces livres et dans ses articles parus dans Le Christianisme Social, en 1938, une féroce critique de l’antisémitisme comme du natio nalisme, et le fait que son livre sur Le sens de l’histoire comme celui sur L’esclavage et la liberté de l’homme ait été traduit par Jankélévitch marque bien en quel sens son message était reçu. Reprenant sans cesse la séparation entre ce qui est à Dieu et ce qui est à César, il montre que l’Etat, comme l’économie et comme les Eglises historiques, n’ont de valeur que relative alors qu’ils s’absolutisent. Ce que ce livre atteste, c’est la manière dont Berdiaeff, à bien des égards déjà si loin de nous, est pourtant l’un des nôtres, et entre Occident et Orient, « le seul penseur qui permette aujourd’hui aux Russes de se réconcilier avec leur passé, sans égarement de la mémoire et sans un total reniement ».
Olivier Abel
Publié dans Esprit en 2006