Paul Ricœur (1915-2005) est un philosophe connu pour sa réflexion sur le récit et le temps. Protestant, il a accordé une grande importance au dialogue entre philosophie et religion.
Augustin le disait déjà, l’homme ne sait pas ce qu’est le temps. Ricœur ajoute : il ne peut que le raconter. Le temps humain n’est pas un temps purement chronologique, et sa qualité est d’être racontable. Si nos vies peuvent à la fois résister à la dispersion, éprouver leurs bifurcations, s’entrelacer avec celles des autres, c’est justement par cette faculté de narration. Il faudrait donc reprendre le temps de raconter, pour ne pas nous laisser happer par le temps de la guerre où tout va trop vite. Avant de construire un sujet responsable, remarque Ricœur, il faut le doter d’un minimum de capacité narrative.
L’unité du temps est elle-même une figure de l’espérance
Mais les humains ne peuvent chanter le temps, le conter, le mettre en intrigue, que sur des modes divers. Ricœur n’a eu de cesse de les pluraliser. On peut déchiffrer, derrière ce pluralisme méthodique de philosophe, un discret contrepoint théologique : c’est que l’unité du temps est elle-même une figure de l’espérance, qui ne nous appartient pas. Il existe d’ailleurs une grande diversité de genres bibliques dont chacun d’eux développe un rapport spécifique au temps.
Ricœur remarque d’abord que dans la grande tradition deutéronomique les Récits et les Lois sont enchevêtrés, de telle sorte qu’il y a une mise en récit des prescriptions de la Torah, rattachée à des événements et rapportée en l’absence de leur auteur. On est ici dans le temps d’une antériorité irrévocable, d’un ordre du monde toujours déjà donné, où le présent est comme autorisé et augmenté par cet éternel passé qui fait le temps légendaire, épique ou classique. Tel est le temps du récit, jusque dans les grands romans.
Mais il n’y a pas que le récit. C’est « une cassure dans la structure temporelle de la tradition que produit l’irruption du message prophétique ». Sa vitupération consiste moins dans une prévision que dans l’annonce que l’ordre de l’alliance est rompu. Le prophète est cette « sentinelle de l’imminence » qui fait voir l’imminence du terrible qui frappe à la porte. Il rouvre cependant ainsi des promesses écrasées et oubliées, et rappelle une espérance première, une visée plus radicale que toutes les règles. Et même quand le genre prophétique, virant à l’apocalypse, sort du monde, c’est pour libérer un potentiel d’espérance, faire voir que le monde n’est pas fini.
Tout différents, les écrits de sagesse, les Proverbes, Job, l’Ecclésiaste, s’attachent à ce temps ordinaire qui ne se raconte pas. Ces petites fables et maximes de la vie quotidienne, du soin du monde, ne méprisent pas les petits arrangements du savoir-vivre, et développent un sens du présent, celui de la charité qui n’attend rien. Elle véhicule aussi le sempiternel de la plainte. Ou bien, à chaque jour suffisant sa peine, elle peut aussi se retourner dans l’attitude de la louange et la gratitude que « le monde soit », dans l’aujourd’hui de l’hymne. On est ici dans la logique de la surabondance, tout est simplement donné.
Le récit, la promesse, le pardon, chacun de ces genres déploie une manière spécifique de moduler le temps, mais aussi d’engendrer des sujets lecteurs à géométries ou plutôt à rythmes variables. Dans un temps où la synchronisation obligée de nos vies risque de les aplatir dans un temps linéaire, la diversité des textes bibliques brise nos cadres temporels, nous ouvre un temps feuilleté. La lecture suspend notre temps ordinaire pour ouvrir en nous d’autres temporalités. Elle désoriente notre subjectivité ordinaire pour nous donner un temps élargi, d’autres manières d’être nous-mêmes.
A Lire
- Temps et Récit (3 volumes), ouvrage majeur de Paul Ricœur
- Penser la Bible, Paul Ricœur, Le Seuil, Poche
Olivier Abel
Publié dans Dirigeants Chrétiens n°31, 2008.