Nous sommes dans un temps où l’on n’existe qu’en multipliant les connexions, les projets, les contacts, les courriels et les coups de fil. Et les possibilités techniques liées à l’internet et à la téléphonie mobile ont bouleversé nos liens, notre sens de l’espace et du temps, l’organisation psychique et presque physique de nos besoins, et jusqu’à nos formes de fidélité. Nous reparcourons régulièrement la liste de nos amis, de nos proches et de nos lointains, de nos correspondants, et nous devons de temps en temps réactiver les contacts pour bien manifester que nous sommes là, que nous existons, que nous n’avons pas lâché le lien. C’est paradoxal pour une société fondée sur l’émancipation, sur la faculté de se délier. Mais c’est ainsi que va la société de réseaux, une société où tout bouge tout le temps, où il n’y a plus rien de solide, où tous les liens peuvent être déliés, et où rode l’exclusion. Malheur à ceux et celles qui n’activent pas leurs connexions, ils sont voués à disparaître peu à peu des carnets d’adresses, à disparaître peu à peu du monde commun. Notre besoin frénétique d’être branchés, de relancer nos attaches, traduit peut-être notre angoisse d’être abandonnés, désafiliés, inutiles et inemployés.
Aujourd’hui, quelqu’un qui a un grand carnet d’adresses, qui reçoit des messages de toutes parts et qui en renvoie dans toutes les directions, c’est quelqu’un de bien, quelqu’un d’important. Ce que je me demande d’abord, c’est si ce n’est pas une des formes les plus terribles de l’aliénation, si la forme prise par notre société n’est pas un vaste mensonge qui nous fait croire que nous n’existerions pas sans devenir nous-mêmes une boule nerveuse de liens qui doivent s’accumuler et rester tous ensemble sans cesse possibles. Ce n’est pas seulement que par ce biais nous sommes de plus en plus dépendants de nos téléphones portables et de nos branchements, auxquels nous sacrifions une part croissante de nos budgets, de notre énergie, de notre temps — dans une véritable addiction, une drogue qui voudrait des doses de plus en plus fortes de temps de connexion. C’est que ceux qui sont vraiment les « maîtres » savent se cacher dans ce brouillage, laisser mourir les connexions inutiles, et ne garder que les connexions qui comptent.
Ce que je me demande ensuite, et surtout, c’est si tout cela ne trahit pas plus encore un manque de confiance. Après tout, si nous étions plus fidèles, nous aurions aussi plus confiance dans la fidélité des autres, nous aurions moins besoin de montrer tout le temps que nous sommes fidèles. Nous aurions moins besoin de réactiver sans cesse les liens, les projets, les e-mails, les SMS, les coups de fils et les contacts. Ainsi, une présence presque sans contact pourrait aussi attester la possibilité d’une fidélité toute autre, d’un autre rythme, d’un autre rapport au temps et aux autres que cette société frénétique. Elle attesterait une tout autre proximité. Oui, je crois qu’il nous manque un peu de cette fidélité tranquille, qui serait un bouleversement aujourd’hui inimaginable de nos modes de vie.
Pour trouver le chemin de cette fidélité, il nous faudrait reconnaître, inventer mais aussi découvrir ce que sont nos attachements. Depuis plusieurs siècles, nous n’avons cessé de vanter les mérites de l’émancipation, de l’autonomie par laquelle un individu rompt avec les liens qui le tiennent en servitude ou en domesticité. Nos vrais liens devaient être des liens librement choisis. J’ai moi-même une grande admiration pour cette invention d’affinités électives, de libres alliances, de libres-attachements, qui a fait la grandeur de la modernité. Mais est-ce que l’émancipation véritable n’est pas justement de reconnaître que nous avons des attachements qui demeurent toujours déjà-là, de reconnaître que nous ne saurions vivre sans porter en nous des fidélités presque enfantines, et plus radicales que toutes les connexions que nous nous choisissons ? Et qu’est-ce justement que la sortie de la minorité, sinon la faculté de gratitude, la faculté de reconnaissance ? C’est alors que nos attachements seraient vraiment libres, et non cette frénésie de connexions qui nous démène.
Olivier Abel