Qu’est ce qu’un classique ? C’est quelque chose d’impérissable, d’indémodable, d’assez permanent pour se distinguer d’emblée des variations et s’imposer comme toujours valable. Le classique n’a pas besoin d’être à la mode : il est toujours vivant, comme immédiatement et définitivement contemporain. Par là même, le classique est une mise en forme du monde, qui installe d’emblée l’important, et le distingue du secondaire, du superflu, du futile : le classique établit un ordre, il distingue, il sépare, il n’aime pas trop les flous et les mélanges, il n’aime pas la confusion.
Le classique ordonne le monde, et n’hésite pas un instant à établir des hiérarchies et des séparations fondatrices, qui semblent aussitôt presque évidentes et naturelles. Le classique aime ce qui est simple, clair et distinct. Descartes est classique, Corneille est classique, Calvin d’abord était classique.
On dira que le classique, c’est la France – mais ce serait voir midi à notre clocher. Chaque culture a ses formes classiques, ses moments classiques. Ce sont des moments où l’on aime d’abord la clarté, comme dans la philosophie de Kant où l’on apprend à distinguer les types de discours en fonction des questions auxquelles ils répondent. Ce sont des moments où chacune de nos facultés connaît ses limites, et s’y tient. Ce sont des moments où l’on cherche avant tout la simplicité. Il y a un moment classique dans la culture grecque, de Sophocle à Platon, moment d’équilibre qui semble après coup presque parfait, entre les forces de la nuit et celles du jour. Et la Torah elle-même, c’est-à-dire la Loi, est peut-être ce qu’il y a de classique dans notre Ancien Testament, par opposition avec les livres prophétiques ou les Psaumes, par exemple. Elle aussi dit la permanence.
Or, cette permanence est parfois contestée, ébranlée. Il y a des moments dans l’histoire, dans la littérature, dans la société où l’on n’en peut plus de cet ordre. Des moments où la séparation classique des genres (le tragique d’un côté et le comique de l’autre, la science d’un côté et la foi de l’autre, le masculin et le féminin, etc.) nous étouffe. Comme si une réalité plus confuse mais plus réelle tentait de se frayer un chemin. L’Apôtre Paul mélange les genres, Augustin mélange les genres, et Shakespeare propose des tragi-comédies qui font voir une condition humaine plus réelle, plus complexe, plus bancale.
On a même pu dire que toutes les avancées dans la représentation de la réalité étaient dues à de tels mélanges, qui permettaient de voir ce qui jusque-là était invisible : que les gens ordinaires pouvaient vivre des tragédies, et pas seulement les grands de ce monde ; qu’une méditation philosophique pouvait porter la supplication d’une prière, et pas seulement la réponse à une interrogation ; et qu’un grand film de fiction pouvait dire plus sur l’épouvante des carnages que les livres d’histoire les plus exacts.
Nous sommes aujourd’hui dans un temps de mélange général des genres. Quand nous regardons désormais la télévision, nous ne savons plus quand nous avons affaire à un journal d’information, à une fiction, à un documentaire, à une publicité, à un discours politique, ou à une prédication. Nous ne savons pas quel est le contrat implicite, nous perdons les repères. On peut dire cela de presque tout ce qui nous environne. Et même pour les shakespeariens comme moi qui adorent les brouillages, il est un temps où, pour qu’il y puisse y avoir de vrais mélanges, il faudrait refaire les séparations, les classiques distinctions.
Ce temps-là semble aujourd’hui venu. Il nous faut retrouver un minimum de classicisme qui nous permettrait de refaire la différence entre l’important et le secondaire, réintroduire un peu de syntaxe dans les discours, et comprendre de quoi il est question. C’est pourquoi j’ai voulu proposer, par méthode, l’éloge d’un minimum de classicisme.
Olivier Abel