L’ouvrage que vous avez publié en 2005 a pour titre « Le mariage a- t- il encore un avenir ? » mais il traite, pour une large partie, du divorce . A une époque où le taux de divortialité n’a jamais été aussi élevé, vous affirmez même paradoxalement que « le divorce est en crise »…
En fait, le titre de l’ouvrage aurait dû être « le divorce nous émancipe-t-il encore ? » Faisons un petit historique. Il fut une époque où l’on inventa le divorce comme échappatoire aux servitudes qui étaient d’ailleurs renforcées par les traditions. La seule issue au mariage était la vie en monastère. Le couvent accueillait ceux qui échappaient au mariage. En autorisant le divorce à Genève au milieu du XVIè siècle, Calvin établit d’emblée une égalité homme /femme dans la possibilité de réclamer le divorce. Celui-ci pouvait avoir lieu pour adultère ou tout simplement pour mésentente religieuse. Calvin offrait la possibilité de se remarier. « Le mariage est un vœu de Dieu pour l’homme car il n’est pas bon que l’homme soit seul ». Le vœu de l’alliance est que les humains quittent leur père et leur mère pour s’attacher à leur conjoint. Mais ce lien pouvait être rompu lorsque, pour reprendre les mots de Calvin, il n’y avait plus de « soin mutuel » (Milton dira plus tard de « conversation »). Il faut noter que le couple était en soi-même quelque chose d’heureux, que le lien nuptial avait un sens, sans forcément viser la procréation. Ce qui apparaît ici c’est une nouvelle figure de la société, un nouveau paradigme du lien social, le lien par consentement mutuel. Avec Milton et son révolutionnaire traité « Doctrine et discipline du divorce » en 1643, on voit reconnaître, s’appuyant sur les textes bibliques, une véritable autorisation de rompre l’alliance : on peut divorcer sans motif. Plus généralement le droit à la déliaison est une liberté politique. C’est le cœur de la révolution puritaine : on peut rompre tous les pactes, y compris entre les citoyens et leur Roi ou avec leur Eglise. En France, pays de culture romaine, on a eu du mal à comprendre ce mouvement qui a d’ailleurs abouti à la multiplication des Eglises.
Le divorce avait donc à l’époque, et il l’a conservé pendant longtemps, une valeur d’émancipation pour les plus faibles . Ce n’est plus le cas aujourd’hui où il se produit en masse et où l’inégalité de posture est telle entre celui qui le demande et celui qui le subit qu’il faudrait plutôt instituer un « un droit à ne pas être jeté ».
Vous reconnaissez que tous les ingrédients sont là pour que les divorces surviennent: différences des personnalités de chacun, familles des deux cotés, amis, enfants, habitudes,finances, politique, convictions religieuses ..
De nos jours, l’accent est mis sur les sentiments. On se marie par amour sans penser à cultiver l’art de cohabiter. La tendance est de ne devoir rien à personne. Ce qui est valorisé c’est de refuser d’être endetté vis-à-vis d’autrui. Dans le mariage, on se quitte, lorsqu’on est quittes. On se sent autorisé à se séparer en fonction de l’état d’une sorte de « balance des comptes » invisible. Le mythe de l’indépendance est très fort alors que bien des couples ne tiennent que parce que chacun a besoin de l’autre. Même si cette interdépendance est inscrite dans le code civil, elle est de peu de poids.
Vous évoquez la société liquide ( Zygmunt Baumann) dans laquelle nous vivons , l’exigence de flexibilité, la précarité des contrats…
On demande aux individus d’être flexibles, adaptables, mobiles, de segmenter leurs vies. La pression économique est permanente. La vie affective est vécue sur le même modèle , avec une baisse de la valeur de solidarité et de fidélité. On a d’ailleurs constaté, aux USA, que le facteur déterminant dans la crise financière avait été la fragilité des familles. L’entraide ne marche plus car le mariage n’apporte plus le minimum de sécurité et de solidarité économique.
Vous écrivez aussi que le divorce provoque une sorte de vertige des virtualités. Une liaison n’est qu’un possible parmi d’autres. Et avec les nouvelles technologies, on ne multiplie les connexions lointaines que parce qu’on laisse tomber les connexions proches.
Le rapport à la réalité est devenu incertain et les technologies nouvelles avec les communications virtuelles changent notre perception de l’autre et de nous- même. Les nouvelles technologies forment notre perception. Il est plus que jamais vrai que « nos maîtres sont les objets » comme le remarquait Pier Paolo Pasolini. On peut se créer des identités diverses (des avatars, une « légende) et l’autre peut ad libitum s’effacer, s’échanger, se quitter. Où est la vraie personne ? C’est celle à laquelle on s’attache comme Marguerite Yourcenar le faisait dire à Hadrien après la mort d’Antinoüs « je n’ai jamais compris qu’on puisse se lasser de quelqu’un ». Nous vivons dans une société où règne l’idéologie du projet. Tout peut toujours retourner au néant ; tout est potentialité. Nous ne sommes qu’un possible : enfant, conjoint, salarié nous sommes toujours substituables.
La loi elle- même et les normes sociales ont évolué, le démariage étudié par Irène Théry est un fait acquis et banal. Autrefois lien entre deux lignages, le mariage est aujourd’hui un lien entre deux individualités autonomes, lien donc fragile.
Le couple est une affaire privée, désinstituée. On a perdu le sens politique du mariage comme acte civil par lequel se tisse le lien social, le lien horizontal d’un consentement qui soit un véritable pacte. Aujourd’hui le couple est un duo privé, une affaire entre soi qui ne regarde personne, sauf s’il y a parentalité : oui, il y a une place juridique et sociale pour la Mère et même pour le Père, mais l’épouse et l’époux sont des figures effondrées de l’imaginaire commun. On majore d’ailleurs le consentement, l’amour gentil, qu’il soit fusionnel ou club d’intérêts partagés, et c’est sous forme de violences (conjugales, mariages forcés) que se révèle le non consentement.
Paradoxe, on est sceptique sur l’avenir du couple et sur la durabilité de l’amour alors qu’on nous prône sans arrêt la rencontre nouvelle et la promesse de bonheur qu’elle recèle
Cette obligation d’être heureux véhiculée par les publicités est assez naïve, car le bonheur dont on nous rebat les oreilles a tiré l’échelle sur la possibilité de partager la joie avec l’autre. On met en doute la possibilité d’un bien commun.. On nous vend et on nous vante un bonheur à apprécier et à expérimenter tout seul, concentré dans des biens qu’on acquiert alors que les vraies joies ne s’achètent pas chez les marchands et n’existent qu’à être partagées.
Cela dit, il ne peut y avoir que du libre lien, profondément accepté et reconnu. C’est pourquoi mon propos est de plaider pour le le couple durable, et non pour le couple indissoluble. Si ce lien est piégé à la suite d’une méprise, il faut s’en déprendre. Sans craindre la solitude qui n’est pas synonyme de tristesse. Pour vivre bien en couple, il faut avoir éprouvé la solitude, ne pas la redouter, mais ne pas se résigner à ce scepticisme qui considère toute rencontre comme impossible.
Le couple est une affaire privée et plus que la conjugalité, c’est la parentalité qui est devenue une affaire publique ; le lien de filiation est le seul qui semble indissoluble. On a transformé les hommes en pères, mais les hommes y ont- ils trouvé leur compte ?
La seule chose durable, le seul lien indissoluble qui mérite que les législateurs, les sociologues ou les psychanalystes s’en occupent vraiment est la filiation et cette filiation se resserre autour de son icône : la mère à l’enfant. Les hommes/pères sont tous des Joseph un peu falots. Qu’il y ait donc une crise de l’image masculine, c’est certain. L’homme est soit un enfant soit un père et, dans notre culture judéo- chrétienne c’est le lien mère/enfant qui est magnifié. Aujourd’hui , une femme peut adopter, avorter, prendre une contraception, enfanter sans accord et sans participation de son compagnon. Tout ce qui s’apparente à de la force physique est déprécié et l’homme en est embarrassé de sa supériorité physique. Or, ma conviction est qu’on ne peut pas être père si on n’est pas époux. Dans notre société cet homme/époux est un chaînon manquant.. Peut être que les femmes ne veulent plus d’époux : ce sont elles qui majoritairement demandent le divorce ; et qui souvent font l’impossible pour garder les enfants. L’égalitarisme a été trop souvent confondu avec le besoin de similitude. Or pour que le lien demeure avec un conjoint, il faut demeurer surpris par la différence des sexes. Il y a des décalages et c’est en réinterprétant ces décalages qu’on parviendra à restaurer les figures de l’époux et de l’épouse qui ont été abandonnées.
On a l’impression que les souffrances d’amour ne sont pas dicibles ou pas audibles. Même dans les divorces, on s’abrite derrière l’enfant et ses droits pour dire sa propre rancœur.
Oui, pourquoi ce silence ? Les divorces se passent souvent sans mots et la médiation familiale existe essentiellement pour statuer sur la garde des enfants. C’est peut-être que la justice ne théâtralise plus le conflit, ne laisse plus s’exprimer les griefs, et n’autorise même pas la plainte : ce serait pourtant une façon de reconnaître que l’arrachement de l’attachement est douloureux ; mais ce n’est pas à la mode. Si autrefois le divorce constituait une libération de la servitude, aujourd’hui il se traduit souvent par une exclusion, une élimination d’un des deux membres du couple. Mais comme le discours d’émancipation reste dominant, l’attachement est regardé comme une idée ringarde, à l’instar de la fidélité. Les attachements sont distendus et menacés et là prend racine la souffrance.
On présente comme la norme le fait de nouer des attachements légers, de lâcher prise, de « repartir sur de nouvelles bases ». On a inventé ainsi une sorte de polygamie diachronique, séquentielle qui a remplacé l’antique mariage indissoluble assorti d’adultères clandestins. De nos jours, le sujet ne se ment pas. Il dit ses vérités et il est sincère ; mais l’envers de la sincérité, c’est le manque de courtoisie et de respect de l’autre. On a tendance à tout dire tout de suite, dans une frénésie de transparence qui fait des dégâts.
Vous dites qu’on attend trop de l’amour, que les attentes se soldent par de grandes déceptions ;
On attendait du divorce et de la libre alliance l’amour fou et l’on a eu le scepticisme. On attendait l’émancipation et l’on a l’exclusion. On attendait l’égalité et l’on a toutes sortes de dissymétries. On attendait l’harmonie et on a une furie de destruction. L’amour total et éternel que les romantiques nous ont décrit a découvert, à son corps défendant, qu’il était fugace et éphémère. Le couple est une chorégraphie avec des rapprochements et de la distanciation ; il faut de la distance pour pouvoir se rapprocher. Mais les mouvements ne sont pas toujours en phase, et les deux conjoints n’agissent pas en miroir. Le couple vit dans des décalages réels et narratifs. Il est fragile. L’amour fou et passionné ne peut durer. Il faut le savoir : La vie en couple est faite de conflits, de disputes, de désaccord soutenable, de décalage de points de vue. Il s’exerce un jeu incessant entre attachement et émancipation. Ce n’est jamais gagné. Ça se travaille ! On peut s’appuyer sur des rituels, des paroles, des gestes, de l’attention. Le risque perpétuel aujourd’hui n’est plus l’empêchement de s’aimer. L’enjeu c’est de résister à la tentation de se séparer. C’est la vraie question : comment rester ensemble quand on peut se quitter aussi facilement et aller vers du nouveau ? La question à se poser c’est « et après ? ». Changer est une étape, mais quelle en est la suite ? On ne peut pas échapper à la conflictualité, il faudra « faire avec » l’autre. Faire vivre le couple, c’est user de cette fameuse « conversation » citée par Milton , le plaisir d’être ensemble qui oscille entre l’humble aveu de dépendance mutuelle et la mutuelle déclaration d’indépendance. C’est adopter un brin de courtoisie..
Vous parlez même des habitudes…cela ne risque pas de paraître vieillot ?
Ne concevons pas les habitudes de façon négative et sclérosante. L’habitude n’est pas une routine qui décolore les plaisirs. Au contraire. Certes, elle permet une atténuation des émotions, une absence de surprise, mais elle apporte une facilitation de l’action. Elle augmente la possibilité de dire et de faire ensemble des choses délicieuses. C’est comme en musique : les répétitions favorisent l’invention, le style, l’interprétation. La nouveauté s’intercale entre les répétitions.
Vous dites que le divorce est le dernier terrain sur lequel s’exerce la « part maudite » de l’homme (Bataille) c’est-à-dire sa propension à faire du gâchis, à détruire, à dilapider ?
Sur le plan financier, le divorce provoque un réel appauvrissement. Sur le plan des relations affectives, c’est effectivement le dernier lieu où s’exprime la destructivité, la puissance de démolition. Le mariage est un contrat que l’on rompt aisément et le couple est le maillon faible du lien social. Autrefois l’ordre de la société offrait des échappatoires lors de périodes de transgression comme les carnavals. Aujourd’hui, où l’on présente le couple comme devant être un lieu d’harmonie, on aboutit à un gâchis. Mieux vaudrait réinventer les rapports courtois, la fidélité et l’attachement tout en tolérant le désordre, le désaccord, la conflictualité. Il ne faut pas préférer la rupture au conflit.
Vous allez jusqu’à dire qu’on a besoin d’attachement et de dévouement, qu’on peut être fatigué de son autonomie ?
L’attachement tient au sentiment de reconnaissance, de gratitude, mais celle-ci n’est pas considérée. Quant au dévouement ? Il n’est guère à la mode. Et pourtant il s’agit de l’effacement de soi, de l’aptitude à se donner, à s’adonner à, à être avec, à être parmi. Les deux pôles de la vie de l’homme, pôles entre lesquels il faut trouver son équilibre sont la connaissance de soi et le dévouement à autrui. Nous sommes pris dans une sorte de zig zag : admettant le caractère primordial du désir de partager une joie et confrontés à l’impossibilité radicale d’obliger l’autre ou d’être obligé. Délicat chemin…
Olivier Abel
Entretien recueilli par Colette Barroux Chabanol
paru dans « l’École des parents » en 2007