Comment passer de l’éthique à la passion, et de la passion à la sagesse ? Une telle me fait penser au début d’Ainsi parlait Zarathoustra, aux métamorphoses de l’esprit par lesquelles Nietzsche, de façon à vrai dire très hégélienne, raconte comment l’esprit devint chameau, puis lion, et enfin enfant. J’ai placé mes réflexions dans l’ordre d’une méditation sur les trois mots proposés, où je partirai du sentiment éthique à la fois évangélique et épique d’une sorte de désir universel du bon, où je ferai ensuite passer la passion pour le possible par le sentiment tragique de l’impossible, du dilemme, du choix tragique, et où je terminerai par trois figures de la sagesse dont je tenterai de montrer qu’elles ne sont pas seulement une mélancolie de la pitié et du dévouement.
I. L’éthique
Le désir du bon
La première grande orientation éthique correspond au sentiment que toute vie, toute action, mais aussi tout art et toute technique sont traversées par une visée du bien ou du bon. C’est la première phrase de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, et on retrouve la même idée au cœur de l’Ethique de Spinoza. Plus précisément chez lui, cette orientation positive fait crédit au désir en tant que désir de ce qui est bon, et pourrait simplement être appelée le courage. Cela me fait penser à ma fille de quatre ans encourageant sa grand-mère à manger : « allez, grand-mère, un peu de courage au désir ». C’est le désir de prendre l’initiative, d’entrer dans l’échange, de commencer, de répliquer au fait d’être né. C’est aussi une vertu du corps enfin entendu non plus comme objet mais comme sujet capable, souffrant, agissant, parlant, désirant, recevant, donnant, prenant, perdant. Certes on va s’apercevoir aussitôt de l’extrême diversité, de l’extrême pluralité des visées du bien, des expériences du bon : tout le monde n’aime ni ne souhaite la même chose. Mais le courage demeure, d’oser désirer et approuver le bon, et de sentir à travers tout cela la commune condition et le « bien commun ». De se faire mutuellement crédit et confiance. Cela suppose un minimum de faculté de gratitude, et rompre avec l’hédonisme étriqué des individus qui estiment ne rien devoir à personne.
La pluralité du bon
La seconde orientation tient au fait que nos visées éthiques, sont enracinées dans des formes de vie et de désir et ancrées dans différentes attentes narratives, qu’elles interprètent au fur et à mesure des circonstances en y incorporant les imprévisibles et les irréversibles de la vie. Il y a même au cœur de l’éthique des petits bouts d’épopée, des noyaux éthico-mythiques ou éthico-narratifs, pourrais-je dire en prolongeant Ricœur. Et la prudence consiste ici à reconnaître la diversité des formes de langage, de culture, de traditions, qui transportent des images de la vie bonne. La morale ne pousse pas sur du vide, mais sur un sol de mœurs et d’imaginaire que l’on doit respecter et cultiver sans cesse, nourrir et rouvrir à la vie. Les figures de la vie bonne sont diverses et ont des histoires. Tout le problème des institutions justes sera de rendre ces diverses visées compatibles. Ce sera aussi de donner à chacun sa chance de montrer de quoi il est « capable », sans écraser les autres. Car l’éthique de ces diverses images de la vie bonne s’appuie également sur des capacités diverses, qui s’appuient sur des dispositifs établis au cours de l’histoire des sociétés, et qu’il faut exercer. Le désir éthique consiste pour chacun à désirer déployer tout ce dont il est capable, toutes ses excellences. Or il ne peut le faire qu’en agissant avec d’autres, à plusieurs.
L’imagination du compossible
L’organe de l’éthique, c’est le vœu, l’imagination, qui vient en tiers entre le texte de la règle et la praxis toujours singulière[1], c’est la faculté de se mettre à la place de l’autre, c’est la passion pour le possible, ou plutôt pour le compossible. C’est pourquoi, à l’instar de Simone Weil, je rapprocherai de l’épopée homérique l’amour évangélique des ennemis, la compassion et le respect pour l’ennemi[2]. On retrouve cette passion pour le compossible dans la philosophie de Leibniz, avec l’idée d’une composition optimale, d’une optimale densité de ce monde en existences, en joies possibles ensemble. Cette passion, c’est ce que Whitehead appelle le désir de sentir, que Leibniz appelle l’appétition, et que l’Éthique de Spinoza appelle la Joie : une passion par laquelle l’âme désire passer à une perfection plus grande, où sa puissance d’agir et de sentir soit augmentée — à la limite agir sur tout et tout sentir, tout comprendre. L’action ainsi est mue par une passion pour le compossible, pour augmenter la densité du monde en compossibilités : elle vise un présent, une co-présence qui tend à l’éternité, si celle-ci est l’accomplissement du compossible. On éprouve ici une orientation de l’éthique tout à fait fondamentale, qui est aussi le courage et le désir d’être ensemble, de se passionner pour le possible, pour tous les êtres possibles, de tout faire pour augmenter la compossibilité du monde, sa densité en singularités. C’est ici que la passion s’éprouve comme possibilité du malheur et de la douleur.
II. La passion
Les passions dangereuses
La passion du possible désire se partager, se communiquer, c’est la sa joie, mais c’est la aussi sa vanité. Hannah Arendt l’évoque de manière saisissante, sous la figure inverse de l’envie : « Il paraît évident que partager de la joie est absolument supérieur à partager de la souffrance. C’est la joie, et non la souffrance, qui est loquace, et le véritable dialogue humain diffère de la simple discussion, en ce qu’il est entièrement pénétré du plaisir que procure l’autre et ce qu’il dit — la joie, pour ainsi dire, en donne le ton. Ce qui rend cette joie impossible, c’est l’envie qui, dans le monde du sentiment d’humanité, est le pire des vices »[3]. C’est ici la grande difficulté car nous savons qu’une joie, un plaisir, n’est complet qu’à être communiqué. Cet élargissement est possible parce que nos joies sont communicatives, parce que leur partage entre les humains augmente notre monde. Pourtant nous savons aussi qu’en cherchant à partager on peut échouer, et que ce désir déçu peut tourner à la haine, au conflit, à l’envie ou à la vanité. C’est par là que la passion se retourne et se retrouve malheureuse, à proportion de sa joie même. C’est le cœur battant mais incertain de la société, car partager le bon est plus difficile encore que partager les charges. De la proviennent nos découragements, amoureux, politiques, spirituels, et autres.
L’acceptation de l’incompossible
Nous faisons ainsi l’expérience de l’incompossible, (du non compatible, non possible en même temps) des limites du présent. Nous ne pouvons pas agir sur tout, nous ne pouvons pas tout sentir. Il y a des actions que nous ne « sentons » pas, où nous ne savons pas ce que nous faisons. Nous recevons et subissons des sensations, des informations, qui sont hors de portée de notre agir possible, auquel nous ne pouvons rien. La passion touche ici à la passivité, à la vulnérabilité, à la fragilité de la condition humaine comme tragique : tout le bon n’est pas compossible. On y fait l’expérience du malheur le plus radical peut-être, qui est simplement la finitude, la fin bonheur. Et du décalage irrémédiable entre mon bonheur et celui d’autrui, ne serait-ce que parce que nous n’en sommes jamais au même moment de nos vies. C’est justement à cause de la hauteur, de la largeur, de la profondeur du tragique dans la vie humaine, que surgit le besoin moral de règles, de normes et d’institutions qui les différents points de vue installent en les limitant, pour les faire cohabiter (et faire ainsi cohabiter dans le même monde ce qui semblerait ne jamais pouvoir y cohabiter). Là encore une sorte de passion poétique pourrait rouvrir le chemin : là où l’on ne voit que l’incompatible, faire voir la compossibilité. Tel est le pari de Rousseau : comment accepter tous ensemble que l’on n’est pas d’accord sur comment être ensemble ? Mais cela suppose une véritable conversion du visible vers un invisible: « la conversion de l’imaginaire, voilà la visée centrale de la poétique. Par elle la poétique fait bouger l’univers sédimenté des idées admises, prémisses de l’argumentation rhétorique. Cette même percée de l’imaginaire ébranle en même temps l’ordre de la persuasion, dès lors qu’il s’agit moins de trancher une controverse que d’engendrer une conviction nouvelle »[4]. Pour rester dans le monde commun, pour revenir ensemble au monde, il faut parfois changer complètement d’image de la vie bonne. J’estime par exemple que les défis écologiques et pétroliers doivent nous conduire à une telle conversion et à une telle ascèse.
Responsables du possible
Nous touchons ici à ce que Max Weber appelait l’éthique de responsabilité, par laquelle l’intention éthique sait qu’elle s’inscrit dans un contexte et glisse dans le cours du monde des effets dont elle sera responsable. Une compétence est donc requise, la connaissance maximale du contexte, du système dans lequel va intervenir l’action ou le choix, et des conséquences probables de ceux–ci dans ce système. C’est quand on sait qu’on est dangereux qu’on entre dans la sphère morale. Et la puissance inédite des humains, sur le monde naturel, sur les autres humains, leur donne des responsabilités inédites. Assumer la responsabilité lointaine des résultats de l’agir, et non pas seulement de ses intentions initiales ; ne pas davantage se laisser éblouir par les intentions généreuses que trop effrayer par les intentions douteuses, mais savoir discerner là où de vraies menaces peuvent apparaître ; savoir arrêter le système de l’agir avant qu’il ne soit trop tard, voilà une forme de prudence, qui est aussi une forme de justice, une manière de prendre garde aux éventuelles victimes du système et des options qui le gouvernent. La passion pour le possible trouve ses limites dans la passion pour les plus fragiles. C’est déjà une forme de sagesse, de sens de nos limites.
III. Sagesse
La sagesse et le tragique
La sagesse est sans doute la chose au monde la plus désirée. On la désire dans le malheur pour ne pas s’en faire trop de peine, ou dans la joie pour savoir la goûter avec gratitude — il faut les deux, et les époques comme la nôtre qui placent trop la sagesse dans l’évitement du malheur, ou qui font trop de la convoitise le chemin vers la joie, manquent cruellement de sagesse. Les figures du sage sont donc infiniment dispersées, cependant j’en proposerai trois, appuyées sur des auteurs de jadis et de naguère. Depuis l’antiquité, la sagesse a d’abord quelque chose à voir avec le tragique, avec l’irréparable car rien jamais n’est à l’abri du sort absurde, avec le sentiment coupable que nous pouvons faire notre propre malheur sans le savoir, et la découverte étonnée que nous avons fait plus de mal que nous ne le savions ou que nous le sentions. Elle surgit dans les décombres de la rétribution, quand on cesse de croire que le juste est récompensé, que l’injuste est puni, et que l’on mérite son bonheur. Elle prend alors souvent la forme de la révolte, et non de la résignation,, et ce n’est pas un hasard si les livres sapientiaux dans la Bible comportent aussi celui de Job, qui reste sans réponse, et qui est avec Œdipe et Antigone l’une des plus hautes figures que nous ayons de la sagesse tragique. Car les sagesses ne se comprennent pas toujours ente elles. Ce que la sagesse comprend, c’est que les forts ne le seront pas toujours, et qu’il y a des limites à la faiblesse. Les purs, ceux qui croient être intègres et cohérents, elle les attend au tournant. Elle attend les sages eux-mêmes au moment où leur sagesse ne leur sert plus de rien. Ce qu’elle prône c’est finalement la compassion, le sentiment qu’il y a moins de différence entre moi et un autre qu’entre moi et moi-même à un autre moment de la vie, le sentiment d’une identité profonde de tous les êtres en leur chair.
La sagesse comme humour
Aujourd’hui on va souvent chercher la sagesse très loin, alors qu’elle est la chose la plus répandue : on la trouve dans le langage ordinaire, dans les trésors d’expressions de toutes les langues, véhiculant des expériences plus singulières et universelles, plus anonymes que tout savoir, et toujours ouvertes sur d’autres expériences légèrement décalées, dont nul n’a le dernier mot. Apparaît ici une seconde figure où la sagesse touche au comique, à l’art de relativiser, de se faire petit face aux grandeurs tragiques, de regarder à nos pieds. « Nobody is perfect ». Cette sagesse un peu sceptique renonce à se placer au centre du monde, et sait avec les cyniques grecs qu’on ne parle jamais de la même chose, surtout pas du malheur. Cet humour ouvre la voie au compromis: sachant les différends tragiques qui nous partagent, la sagesse pointe l’universel malentendu et nous aide à construire et imaginer les compromis provisoires et relatifs qui rendent la vie possible. Il y a donc une sagesse comique qui accepte les compromis, de survivre à sa propre histoire, et que le destin ne nous en veut même pas. Elle accepte que l’autre, ne pouvant vous communiquer son malheur, vous fasse mal. Elle sait que lorsqu’on a atteint son but, soi-même on a changé, et l’effort est anéanti. Quand on veut éviter la répétition d’un malheur on ne voit pas venir le suivant, tout différent. Schopenhauer observe avec une merveilleuse ironie que les bonheurs et les chagrins viennent à leur heure, et qu’à cette heure-là n’importe quoi fait l’affaire. Que la chance donnée à chacun est moins importante que la manière dont il la reçoit, et que ce qui est anodin pour l’un, l’autre en tirera une immense découverte. Mais qu’il est inutile de se faire trop de reproches, car ce qui nous arrive n’est pas entièrement notre œuvre, nous sommes trop faibles, trop bêtes, et pas même assez méchants pour cela.
La sagesse comme docilité
On trouve enfin la sagesse dans ces petites habitudes qui atténuent les souffrances et qui facilitent les actions, de telle sortes que ce qui semblait presque impossible peu à peu devient d’une extrême simplicité. Cette sagesse de la simplicité, de la simplification de la vie, quand on se dépouille du superflu et de l’encombrement, tient d’abord à une insouciance. La dernière figure de la sagesse est alors celle de l’effacement de soi pour faire place aux autres et au monde. Il ne s’agit pas d’éliminer l’espérance pour n’être plus déçu. C’est plutôt une sollicitude et une docilité, une réceptivité un peu folle, l’acceptation que d’autres vous communiquent leur joie, et la faculté de saluer celle-ci lorsqu’ils ne vous ne la communiquent pas. Imaginer chacun heureux, cesser de (se) comparer. Le philosophe américain Emerson, à propos de la confiance en soi, écrit que « chaque fois qu’un esprit empreint de simplicité reçoit la sagesse divine, tout ce qui est ancien passe —coutumes, maîtres, textes, temples s’écroulent ; il vit maintenant et absorbe le passé et l’avenir dans le moment présent (…) Quiconque a plus de docilité que moi me domine, ne lèverait-il même pas le petit doigt ». Il existe d’ailleurs une docilité plus persuasive que toute volonté de puissance, plus proche de l’universel gouvernement pourrait-on dire. Cessant de s’agripper aux choses qui nous échappent, la confiance en soi est une confiance au monde présent. C’est aujourd’hui ce qui nous manque le plus, et il nous faut cesser de croire que nous puissions être sages tout seuls, retirés du monde. C’est en revenant ensemble au monde ordinaire que nous augmenterons la sagesse commune, la faculté de rompre avec les conformismes ou les dogmatismes qui croient qu’il y a une réponse à tout. Mais aussi de rompre avec le scepticisme contemporain qui estime inutile d’essayer encore de partager nos joies.
Olivier Abel
Publié dans Ethique, passion, sagesse, Paris, éditions de l’atelier, 2008.