Longtemps la question féminine a été au cœur de nos préoccupations. Sans doute parce que la femme, restée au foyer et moins instruite que l’homme, a longtemps été la gardienne des traditions, comme le notait jadis Jules Michelet pour se plaindre de la dichotomie que cela introduisait au plus intime de la société française. Ou bien au contraire parce que la femme, par son désir légitime d’émancipation, a bouleversé de proche en proche et radicalement nos conceptions de la famille, de la société, de la politique.
Mais aujourd’hui c’est une question masculine qui est en train de surgir, dont nous n’avons pas fini de mesurer les effets. Où sont les hommes ? Qui sont les hommes ? Qu’est-ce qu’un père, qu’un époux ? À quoi bon être physiquement plus fort que l’autre sexe, dans une société où, jusque dans les métiers de la sécurité, la force compte moins que l’habileté et le soin ? Ainsi les femmes, plus flexibles, plus capables de complexité, semblent-elles plus à l’aise que les hommes dans notre monde postmoderne.
Ce n’est pas que l’émancipation et l’égalité des sexes soient définitivement acquises et généralisées. Mais parce qu’un nouveau problème est venu compliquer la situation. En effet les femmes ont encore besoin d’émancipation, et préfèrent être seules à tout porter que d’être placées en situation de dépendance. Les hommes cependant subissent de plein fouet et brutalement, plus massivement encore que les femmes, les phénomènes de l’exclusion, de l’inemploi, de l’inutilité. Une femme qui travaille n’aura pas mauvaise conscience d’employer une autre femme pour ses travaux domestiques ; et si elle ne travaille pas, elle a d’autres rôles sociaux majeurs à assumer, elle qui s’est habituée à faire tout en même temps, elle ne disparaît pas de l’espace commun, surtout si elle a des enfants. Mais un homme au chômage se sent superflu, inutile, il n’est plus rien. C’est donc la forme du problème qui se pose à nous sous une forme que nous simplifierions ainsi : les femmes ont besoin d’une émancipation qui les délivre des servitudes, quand les hommes ont besoin d’un attachement qui les retienne de l’exclusion.
C’est une forme simplifiée de la question, parce que dans la réalité tout est plus mixte que cela, mais on reconnaîtra que c’est là une des façons dont nous interprétons aujourd’hui la différence des sexes. Depuis la nuit des temps nous n’avons cessé de cultiver l’ordre ou le désordre de cette différence, d’en expérimenter les règles et les passions. C’est comme si nous ne pouvions déconstruire nos rôles qu’en inventant de nouveaux partages, qu’en essayant des rôles inédits, sans jamais pouvoir atteindre un sol ou un socle que nous pourrions dire naturel. Longtemps, les hommes ont été préposés aux violences guerrières, hostiles, étrangères, quand les femmes ne connaissaient que les violences intimes et tragiques, celles de la famille et de la maison. Longtemps les hommes ont manifesté leur compétence dans la joute oratoire par leur faculté de généraliser, et les femmes ont manifesté leur compétence narrative par leur faculté d’entrelacer les situations particulières. Longtemps les hommes se sont épanouis dans une sorte de polygamie plus ou moins assumée, et les femmes se sont montrées plus entières, plus aptes au divorce, peut-être.
Je ne sais pas si ces oppositions simplistes marchent encore, mais souvent les hommes me paraissent un peu comiques, parce qu’il leur arrive des catastrophes qu’ils ne voient jamais venir ; alors que les femmes me paraissent plus tragiques ou plus fatalistes, comme si elles savaient très tôt à quoi s’en tenir. Mais il est une différence qui commande celles-là, et qui est aujourd’hui sous-estimée. Les femmes ont la maîtrise de la vie et de la mort. Je veux dire que ce sont elles qui décident, en dernier ressort, de faire un enfant ou non. Avec les moyens de contraception et de procréation d’aujourd’hui, c’est sur elles que repose ce choix tragique qui les engage entièrement. Ainsi les hommes ne sont plus de nos jours, face à cela, dans la situation de Dieu-le-père : ils sont dans la situation plus incertaine de Joseph, acceptant d’être le père d’un enfant qui leur arrive. Cette condition masculine est au fond superbe, mais elle porte dans ses flancs un retournement de l’ancienne dialectique de l’homme et de la femme, et nous n’avons pas fini d’en découvrir les dilemmes.
Olivier Abel