Olivier Abel : vous parlez d’aliénation, cette force de paresse ou de lâcheté qui, dans notre monde lisse et liquide, nous rend étrangers à nous-mêmes, méfiants à l’égard du moi, capables comme le notait Kierkegaard de condamner la porte qui y donne accès, pour n’avoir plus de problème avec ce « revenant ». Vous parlez même de l’ensemble de la pensée contemporaine comme ayant méthodiquement pratiqué l’ »égicide », le meurtre de l’ego : que voulez-vous dire ? Est-ce un retour à Descartes, à Augustin ?
Jacob Rogozinski : La plupart des penseurs contemporains considèrent le moi comme une illusion à déconstruire ou la source de toute injustice, de toute violence. Il faut résister à cet égicide et c’est pour cela que je propose de revenir à Descartes : l’ego cogito est une vérité originaire, irréductible, la seule vérité dont je ne puisse douter. Mais c’est une vérité énigmatique : en un sens, rien ne m’est plus étranger que moi-même. Je montre qu’il s’agit d’un moi-chair, d’un ego incarné qui se donne à soi-même sans se fonder en aucun Autre. C’est le point de départ de ce que je nomme l’ego-analyse.
Olivier Abel : Vous reprenez même les paroles « je suis la vérité » : qu’entendez-vous par là ? Croyez-vous que nous puissions aller jusqu’à dire que Jésus posait la question « qui dites-vous que je suis ? » par rapport à chacun, et non pas seulement par rapport à lui-même (« qui dites-vous quand vous dites je suis ? »).
Jacob Rogozinski : C’est ce que j’entends dans cette parole : chacun de nous est « la vérité, le chemin et la vie ». Cela, certains mystiques l’avaient perçu, comme Hallaj ou bien Eckhart quand il déclare que « le Père m’engendre à chaque instant comme son Fils unique ». Cette vérité, je l’entends également dans la parole du Sinaï, que je voudrais comprendre ainsi : « je suis ce qu’est le je« , « je suis ce je que tu as à être », et tant que tu oseras dire « je » devant les pharaons de ce monde, le je sera avec toi.
Olivier Abel : Que répondez-vous si on objecte que le moi est plus que tout esclave de lui-même, et qu’il ne se trouve peut-être que lorsqu’il a été détaché du souci de soi-même ?
Jacob Rogozinski : Notre moi devient sujet en s’identifiant à différentes figures de l’Autre, à ses parents, aux idoles de son époque… Ces identifications, certes nécessaires, peuvent devenir aliénantes, écraser le moi, lui dissimuler sa vérité. Si je suis esclave, ce n’est pas de moi-même, mais de cet Autre en moi auquel je me suis aliéné. Se détacher du souci de soi? Tout dépend de ce que l’on appelle « soi ». Ne confondons pas notre véritable moi avec le sujet narcissique de l’individualisme contemporain, ce sujet assujetti aux images de l’Autre, captif des simulacres qui brillent sur les écrans du Spectacle. Il s’agit de briser ces identifications aliénantes, de partir en quête de notre moi vrai, et l’ego-analyse doit nous y aider. Il y a trop longtemps que la philosophie s’est cantonnée dans le commentaire, en oubliant que sa vocation première était d’aider les hommes à sortir de la Caverne.
Olivier Abel : Votre livre propose un retournement paradoxal : au cœur du problème éthique, il n’y a pas l’égoïsme, mais au contraire un défaut d’affirmation de soi, ou plutôt une haine de moi-même. Pourriez-vous refaire cette genèse de la haine et de la violence ?
Jacob Rogozinski : Un moi qui rejette les autres, qui les hait, est un moi qui les appréhende comme une menace pour son identité : c’est un moi qui ne s’est pas encore affirmé lui-même, qui ne s’est pas réconcilié avec l’Étranger qui le hante. La haine s’enracine dans mon rapport au restant, à cette part de ma chair que j’éprouve d’abord comme une Chose étrangère. Lorsque le restant resurgit au cœur de ma chair, je tente de le rejeter, de le détruire, il devient l’objet de ma haine. Le même processus se répète sur le plan de la communauté, lorsque sa haine se déchaîne contre ceux qui sont perçus comme des « suppôts » du restant. Mais cet Autre que je persécute est la chair de ma chair : cette violence que je lui fais, c’est à moi que je la fais.
Olivier Abel : En quoi une certaine pensée de la résurrection peut-elle faire face à l’épreuve de ce que vous appelez se mourir?
Jacob Rogozinski : Notre crainte de mourir s’enracine dans notre rapport au restant : ce n’est pas seulement l’Autre, c’est aussi ma propre chair que je peux appréhender comme une Chose étrangère à ma vie, un « corps de mort ». Nécrose du moi, incessante agonie où j’éprouve que « je me meurs » sans mourir vraiment. Mais cette épreuve peut être traversée : une transfiguration est possible où le moi-chair renaît de sa mort, où la haine s’inverse en amour. Une résurrection de la chair est donc possible, ici et maintenant. Qu’elle puisse vaincre totalement la mort, je n’en sais rien : ce n’est plus l’affaire de la philosophie, mais de la foi. J’ai seulement tenté, à la fin du livre, d’ouvrir un horizon d’espérance en montrant que le moi peut se réconcilier avec le restant de sa chair. Ainsi, chaque moi vivant est « la porte étroite par où peut passer le Messie ».
Olivier Abel
Publié dans Réforme le 10/07/08.