Le philosophe protestant livre un regard critique sur la relation que les protestants ont établie avec mouvement de Mai.
Comment regarder 68, quarante ans après ? Ceux qui sont proches du mouvement de Mai 68 pour l’avoir vécu s’en souviennent comme d’un moment de bonheur tout autant que d’un temps de promesses non tenues. Je ne veux pas me montrer trop sévère avec une révolte qui fait l’objet, de nos jours, d’une véritable mise en cause.
Notre société se laisserait bien tenter par un rejet de l’émancipation. Nous devons, selon moi, résister à la tentation de ce que j’appellerai un retour à la loi du père parce qu’il s’agirait d’un retour de balancier beaucoup trop violent, déséquilibré. Il ne faut pas oublier ce qu’il y avait de légitime dans le mouvement de Mai 68, négliger ce qui constituait un ferment critique intéressant. Nous gagnerions à retrouver le désir de penser à la fois l’ordre et le désir d’émancipation en même temps. C’était en effet, selon moi, une expérience très enrichissante que de rouvrir le champ des possibles, d’inventer de nouvelles relations sociales, de ne pas se contenter du ressassement du passé. Mais ce n’était qu’une gigantesque fête de l’émancipation. Demeure aujourd’hui l’attachement des fidèles. Mais nous n’avons pas su tirer les conséquences du mouvement de Mai.
Je constate que l’individualisme a triomphé, alors que la révolte de Mai était, à l’origine, un mouvement collectif. Le retrait des espaces communs, intermédiaires, a provoqué la désaffection vis-à-vis des syndicats, des Eglises. Chacun a utilisé le droit de se retirer du monde, se mettre au balcon pour assister au spectacle. Peut-être est-ce bien là le plus grave.
Manque de constance
Il en résulte, pour le protestantisme, une évolution spécifique. Tout ce qui est centralisé, bureaucratique et hiérarchisé est assimilé chez nous à une concentration des pouvoirs, inconciliable avec nos convictions. Cet aspect de notre culture, par essence provincial, s’est trouvé conforté par le mouvement de 68 qui contestait l’autorité du général de Gaulle. Voilà pourquoi de nombreux protestants ont préféré rejeter définitivement le concept d’institution plutôt que d’en imaginer la transformation progressive.
Etablir une institution démocratique, horizontale et non marquée par l’autorité et la verticalité, offrir au pays, à la culture française, des institutions civiles, politiques ou spirituelles de forme plus synodales, voilà pourtant qui méritait plus de constance. Mais les soixante-huitards protestants n’ont pas voulu suivre ce chemin. Sans doute de peur de rétablir de nouvelles relations hiérarchiques, ils n’ont pas voulu s’instituer. Les protestants, par la place qu’ils occupent dans la société – à la confluence des cultures –, avaient les moyens et la légitimité pour échanger avec tous les acteurs du mouvement, et faire émerger des institutions vraiment démocratiques et donc marquer leur époque. L’esprit libertaire des penseurs protestants – je pense notamment à Ellul – aurait pu être utile à l’ensemble de la société française. Leur éthique de la liberté, leur souci de l’écologie sont des choses qui restent mais qui se pensent en dehors du champ politique, contre les institutions. Ricœur a bien essayé de protéger les institutions, mais il n’était pas suffisamment représentatif pour imposer sa vision. Hélas, il n’en a rien été. Mai 68 a contribué à dépolitiser le protestantisme.
Transmission brisée
Le mouvement de Mai reste donc selon moi une occasion manquée. Pire encore, il a déterminé une migration hors de l’Eglise massive de ceux pour qui l’Eglise était encore trop institutionnelle. Le moment de grand bonheur, qui, pour beaucoup, a permis une libération de la parole, de réappropriation locale, a permis aux contraintes des classes sociales de se desserrer : les signes extérieurs de richesse n’avaient plus d’importance, les jeunes issus des classes pauvres avaient une parole égale à celle des enfants de la bourgeoisie. Mais ce moment de bonheur a suscité, dans un même élan, comme une rupture de transmission, un triomphe du présent, de l’immédiateté, de l’oubli.
Comme des adolescents qui, devenus majeurs, se croient libres de toute entrave, définitivement contemporains, nous avons pu rêver à la disparition des séparations, des ségrégations de classe. Tout semblait désormais placé sur un même plan. C’était délicieux, mais c’était un mensonge. La lutte des classes est plus forte que jamais après 68, tandis que la transmission des générations, elle, était brisée.
Nous ne sommes pas parvenus à recoller les morceaux dans les paroisses. Nous n’avons pas inventé de nouvelles formes de relations sociales. L’agapè ?, oui ; la joie ?, oui encore, mais nous n’avons pas osé nous réinstaller durablement dans la transmission. Etonnez-vous que nous ne supportions plus la mort, le fait d’être remplaçable. 68 est un espace imaginé dans lequel nous ne serions plus hommes ou femmes, mais androgynes.
Cette image du paradis correspond au programme paulinien mais c’est un programme de l’au-delà de ce monde. Il ne nécessite pas d’institutions parce qu’il est déjà dans le royaume de Dieu. Alors, forcément, le retour au réel entraîne de vraies déceptions.
Olivier Abel
propos recueillis par Frédérick Casadesus,
publié « Une occasion manquée » dans Réforme le 15 mai 2008