« —L’apôtre Paul avait-il quelque fonction ? —Non, Paul n’en avait pas. —Alors, gagnait-il beaucoup d’argent d’autre façon ? —Non, il ne gagnait pas d’argent, en aucune façon. Etait-il du moins marié ? Non, il n’était pas marié. —Mais alors Paul n’était pas un homme sérieux ? —Non, Paul n’était pas un homme sérieux » (Kierkegaard, L’instant n°6 in Œuvres complètes, Paris : éditions de l’Orante, 1982, tome 19 p.200.)
En avant propos à cette magnifique introduction par Luis-Fernando Garcia-Viana au contexte dans lequel l’apôtre Paul a surgi, et aux affirmations principales de sa théologie, que peut dire un philosophe ? D’abord qu’il est surpris lui-même de voir autant de philosophes contemporains revenir à Paul, pour le démolir comme Jean-François Lyotard[1] ou pour y fonder leur militance universelle comme Alain Badiou[2] ? C’est peut-être que l’apôtre des gentils est le point aveugle de notre culture. Qu’on le veuille ou non, un peu comme Platon, Paul est trop important. De bien des choses on peut dire que c’est la faute à Paul, car en nouant son intrigue et « sa » question, il a jeté la problématique et l’horizon, non seulement du christianisme, mais de la culture occidentale et peut-être même de la forme prise ensuite par les trois monothéismes, avec leurs « régimes » politiques et psychiques. Qu’on y pense : Hobbes justifie son Léviathan par l’épître aux Romains, mais son adversaire Milton justifie aussi la Révolution anglaise par la référence à Paul. Ce sont là deux régimes politiques antagonistes. Le message paulinien répond pendant des siècles à l’angoisse de la mort par l’annonce de la Résurrection, mais après Luther et pour des siècles il répond à l’angoisse de la culpabilité par l’annonce de la Grâce ! Le souci de soi et de l’âme n’ont pas du tout le même sens ici ou là.
Le philosophe allemand Jacob Taubes notait qu’il y a deux moments de la modernité où l’on s’occupe particulièrement de Paul : au début et à la fin[3]. Avec Spinoza (qui cherche une séparation émancipatrice et en trouve une figure chez Paul) et avec Freud (qui montre l’impossibilité d’une totale émancipation). En effet tout se passe comme si la fin d’une époque était la levée d’une parenthèse, le difficile passage de l’autre côté d’un horizon ! Reprenant cette idée, l’italien Giorgo Agamben également estime que notre époque a un rendez vous avec Paul[4]. Une question se pose aussitôt : l’horizon de cette équation théologico-politico-subjective qui semble aujourd’hui ébranlée, est-ce cette équation moderne qui va de Luther, Hobbes ou Descartes jusqu’à Nietzsche, Freud ou Carl Schmitt se disputant avec Karl Barth sur la question du Souverain ? Ou bien est-ce l’équation occidentale qui va de Platon, Paul et Augustin jusqu’aux enquêtes de la post-phénoménologie heideggerienne et déconstructionniste ? Où place-t-on la parenthèse ? Quel est le programme de questions que nous ouvrons, ouvrant les Epîtres de Paul ? Qu’est ce que l’universalité et la mondialisation ? Qu’est ce que la différence des sexes et la chasteté ? Qu’est-ce que la souveraineté ? Qu’est-ce qu’un sujet, et qu’est-ce que la folie? Qu’est ce que le nihilisme qui ne croit plus à la réalité de ce monde ? Qu’est-ce qu’un message dont la seule garantie est confiée aux récepteurs ?
Pour ma part, je crois inutile et vain de tenter de dresser la généalogie d’une pensée qui a délibérément et irréversiblement mélangé les généalogies. Non seulement qu’il soit illusoire de chercher un degré zéro d’une pensée, car nous pouvons seulement repérer quelques segments et quelques bifurcations dans la suite des écarts herméneutiques, déconstructions et re-constructions qui forment sa réception. Mais parce que ce geste généalogique est trop souvent lié à une recherche en paternité où il s’agit de revendiquer la paternité de ce que l’on estime bon, en déniant toute paternité de ce qu’on estime mauvais. Notre réticente anamnèse ne cherchera qu’à étaler calmement quelques éléments d’un problème qu’il nous échoit de formuler.
Quel est donc notre problème ? Il suffit de faire le tour des lectures philosophiques récentes de Paul pour en montrer la configuration. Elle touche certainement à la question du théologico-politique. Et cela, non seulement dans la modernité occidentale, mais aussi parce qu’Israël a remanié la donne théologico-politique, et que l’ensemble de l’Islam est travaillé par la nouvelle forme de cette question. Elle touche aussi à la question du sujet et de son destin après « la mort de Dieu », et de ce qu’Alain Ehrenberg a superbement appelé « la fatigue d’être soi ». Badiou par exemple cherche chez Paul un universel politique alternatif à la mondialisation-balkanisation, et une nouvelle forme du sujet fidèle à l’événement qui est sa vérité. En tous cas il nous faut repenser à nouveau frais le nœud paulinien du théologico-politique, parce qu’il y a toujours du théologique dans le politique, une irrationalité propre au politique, un antipolitique de même rang ; et aussi parce que les démocraties modernes, on l’a beaucoup dit, sont épuisantes psychiquement pour des sujets qui devraient être sans cesse responsables de tout : quels sujets, quels types de citoyens devrions nous inventer, quelles formes d’appartenance du sujet à une communauté et aussi d’indépendance ? Est-ce qu’on peut rompre avec une société sans devenir fou ? Par toutes ces questions, on voit que le modèle classique lentement élaboré par Machiavel, Calvin, Hobbes, Descartes, Spinoza, Bayle, Locke, Leibniz, Rousseau, etc., est aujourd’hui déstabilisé. On aimerait bien pouvoir conserver les anciens équilibres, mais on n’y peut rien, nous sommes dans un temps de remaniement sur ces trois pôles du théologique, du politique, et du psychique.
En effet l’État moderne présente un nouage du théologico-politique qui se traduit justement par une séparation fondatrice ; mais nous commençons à comprendre que c’est encore une forme très particulière du nœud. Pour partie, le problème pourrait donc se décrire ainsi : comment créer un espace dans lequel il y aurait une réelle pluralité d’appartenances possibles, un tissu social qui se fasse par une multitude de libres-attachements et libres appartenances, sans que ces appartenances soient des incarcérations dans des communautés, des communautarismes, etc. C’est une question très intéressante et très délicate, et nous pouvons dire que nous ne connaissons pas de société qui satisfasse pleinement à cette double exigence, qui est au fond encore celle de la laïcité, de la sécularisation, et de cette chose très fragile que j’appellerai l’urbanité. Car il ne suffit pas de dire qu’il n’y a plus ni juif ni grec, ou ni homme ni femme, etc.
Ce problème politique se complique d’un problème psychique, qui est aussi un problème d’aliénation, un problème de folie. Car il y a une histoire de nos folies : nous avons déployé la liberté de « choisir » nos combinaisons, nos conditions. Puis nous avons compris que cette liberté déterminait une augmentation extraordinaire de la responsabilité, et nous avons célébré l’avènement de l’individu responsable, capable de s’impliquer en même temps dans plusieurs jeux, de se plier simultanément de lui-même au plaisir et à l’excellence de plusieurs règles. Mais nous avons peu à peu compris, et on entre ici dans l’histoire de notre découragement moral et politique, que cette liberté pouvait être angoissante, et cette responsabilité épuisante. On ne peut pas être tout le temps à ce point insouciant de sa propre cohérence, de sa propre identité. On ne peut pas se croire forts sur tous les tableaux, ni croire qu’on sera toujours les plus forts. L’émancipation absolue se brise sur une limite qui devait la fonder : on ne peut pas se choisir soi-même, se donner toutes ses conditions, sans sombrer dans un « conformisme ultime » — pour reprendre l’idée superbe du film Zelig de W.Allen, qui est un des plus grands commentaires philosophiques des apories comiques du sujet paulinien. On ne peut pas être « tout à tous » et adopter indifféremment tous les langages et les règles de vie des autres, par une sorte d’amour qui passe toute langue, sans finir par s’isoler dans une langue privée, dans une langue vide.
Nous avons donc besoin de lire Paul aujourd’hui, notre mémoire l’exige pour comprendre un peu plus ce que nous faisons, et pour vouloir un peu plus ce que nous disons. Merci à Luis-Fernando Garcia-Viana de nous en donner une si belle introduction.
Olivier Abel
« Préface » à Luis Fernando Garcia-Viana Caro,
Pablo su mundo su teologia y sus cartas,
San Sebastian Instituto Superior Ciensas Religiosas « Pio XII », 2009.