Disons le d’abord : mon propos n’est pas d’arrondir les angles, ni de brosser le portrait moderne, libéral, démocratique, et gentillet du Réformateur en pasteur végétarien. C’est d’abord de comprendre en quoi la Genève de 1550 n’est pas une « Calvingrad » glaciaire, mais un volcan, une ville en état de révolution, attirant des réfugiés de toute l’Europe, et qu’il a fallu canaliser cette énergie — quand elle n’y est plus on ne comprend pas comment on a pu avoir besoin de canalisations aussi contraignantes, ni l’énergie qu’il a fallu pour briser les liens de l’ancien monde et instaurer nos tranquilles libertés. Calvin malgré lui n’a pas été un humaniste en robe de chambre, mais le refondateur d’une cité-école, d’une internationale entourée d’ennemis acharnés.
Tout commence avec le sentiment radical de la grâce divine. Quand le cardinal-évêque de Carpentras, Jacques Sadolet, exhorte les Genevois à se soucier du prix infini de leur âme et de leur salut éternel en revenant à l’Eglise romaine, Calvin répond que la question n’est pas là mais simplement d’obéir à Dieu sans s’occuper de soi — seule façon de trouver un rapport authentique à soi-même. La grâce, c’est l’insouci de savoir si on a la grâce. Il faut se vider de tout souci de soi, et de tout souci de son propre salut, et « détourner notre regard de nous-mêmes ». Il ne s’agit plus d’être sauvé, mais de reporter ce souci sur les autres, sur le monde.
La grâce n’est donc plus pour lui le couronnement de la nature ni de l’histoire, un achèvement, mais ce par quoi tout commence. C’est le perpétuel re-commencement du monde. Tout est par grâce. Le monde n’est qu’un chant, qu’un rendre grâce. En quoi la nature rend-elle grâce ? Comprendre cela c’est comprendre la nature entière. En quoi nos Etats et nos Eglises rendent-elles grâce, les uns par la joie des humains de se témoigner leur amour mutuel, les autres par leur joie commune de chanter la louange de Dieu ? En quoi est-ce que je rends grâce d’exister ? Comprendre ma propre gratitude c’est me comprendre moi-même, de la tête aux pieds.
D’où l’incroyable énergie que Calvin met à tout recommencer. Comment l’arrêter ? Il n’est pas au port, en train d’arriver, il vient tout juste de commencer. D’où ce titre, Institution de la religion chrétienne ; carrément. Il s’agit aussi de mettre fin aux dérives qui menacent de l’intérieur la Réforme d’une sorte de dilution dans le n’importe quoi. Il sait que c’est cette menace intérieure qui disperse les forces et la légitimité de la Réforme. Il faut de toute urgence rappeler les limites. On ne peut laisser les dissidents dissider tout seuls. Il faut qu’ils dissident et diffèrent ensemble, dans certaines limites.
C’est ici qu’interviennent les Ecritures rendues à la parole vive et à ceux qui la reçoivent. On sent chez Calvin une confiance immense dans la parole, à elle seule capable d’ouvrir un monde : on se presse au culte, à Genève, on y vient de partout, il faut interdire de réserver des chaises, c’est comme un grand théâtre en train de s’ouvrir autour du Livre, qu’il s’agit d’interpréter, non au sens théorique, mais dans l’existence. Et il ne faut pas s’étonner si les enfants s’appellent Abraham, Ruth ou Samuel : on est « dans » le texte, et l’on s’interprète au miroir des Ecritures.
Au passage, la langue française s’élargit pour supporter une parole souveraine, une voix dont s’empare des milliers de nouveaux locuteurs. Il faut donc redire que Calvin est un protestant latin, formé au droit romain, penseur de l’institution et de la mesure, faisant rayonner dans l’Europe entière la langue française, et préparant Montaigne et Descartes. Avant Montaigne, Calvin, qui avait étudié Sénèque, se sépare du stoïcisme, dont il trouve qu’il prône un Homme imaginaire, aussi insensible qu’une bûche, et refusant les joies et les tristesses, les passions et les limites de l’homme ordinaire. Avant Descartes, Calvin affirme la transcendance, l’extériorité absolue de Dieu au monde, tout entier devenu mesurable. Calvin, c’est la France.
Calvin a longtemps réussi à tenir ensemble, par sa gouaille mordante et l’ampleur ordonnée de ses vues, le camp des rieurs qui se moquent des superstitions et des raisonnements creux des théologiens, et le camp résolu de ceux qui ont retourné leur vie sans crainte de se séparer, parce ce que l’amour de Dieu est plus grand que toutes les observations religieuses dans lesquelles on voudrait l’enfermer. Mais bientôt la panique et la persécution explose, tout bifurque et chacun doit choisir son camp. Calvin choisit l’exil et invente une issue géniale à l’alternative de se révolter ou d’accepter le martyre. Dieu n’est pas enclos dans nos petites cérémonies humaines, il est partout. Les individus sont ainsi déliés pour contracter des alliances nouvelles, des libres alliances, et Calvin prépare ainsi toutes les philosophies du pacte social, de Hobbes à Rousseau, et c’est pourquoi Calvin est plus important pour la pensée politique moderne que Machiavel.
On voit en Calvin le prototype du puritain austère et moraliste. Mais jusqu’au début du 17ème siècle, on lui reproche sa vie dissolue, sa débauche, son amour du vin, et il faut mesurer que c’est à cette propagande que Genève a du répliquer, pour montrer que la Réforme ne conduisait pas à l’immoralité, etc. Pour lui on ne peut recevoir cette grâce qu’en manifestant de la gratitude, et il fonde toute son éthique sur cette gratitude. C’est à la gratitude que l’on mesure l’émancipation, l’autonomie d’une sujet, sa sortie de la minorité : un sujet incapable de gratitude est encore puéril, qui croit ne rien devoir qu’à lui-même. Au contraire le sujet se tient « devant Dieu », d’où l’idéal moral de sincérité, si important pour la formation du sujet moderne : ne pas se mentir à soi-même, aux autres ni à Dieu.
Et la pragmatique de l’idée de prédestination chez Calvin, bien loin de ce qu’on croit, indique cette confiance, mais aussi cette limite libératrice : ni les prêtres, ni les rois, ni même les sujets ne peuvent mettre la main sur cette partie de nous qui n’appartient qu’à Dieu, et une réserve est ainsi placée, un voile d’ignorance qui nous redonne chance, puisque jusqu’à la fin nous ne saurons jamais entièrement qui nous sommes, et qu’à la limite cela n’est pas notre affaire. Oui, la modernité toute entière, aujourd’hui si incomprise, est comme contenue dans cet intense commencement.
O.Abel, Jean Calvin, Paris : Pygmalion, 2009.
Olivier Abel
Paru dans le Bulletin de l’Oratoire N°780 de septembre 2009