Comment définir l’identité protestante ?
Pour moi, le centre du centre, c’est l’insouci de soi. Cette démarche consiste à remettre à Dieu le souci qu’on a de soi-même, de son propre salut. La confiance en Dieu permet qu’on soit dégagé du souci de mériter son salut. On se situe hors de la logique de la rétribution, du mérite, qui est pourtant un des grands schémas sur lesquels fonctionne le religieux. Jésus s’est attaqué très radicalement à cette idée que tout se paye, que tout est rétribué. Le protestant est attaché à cette subversion spirituelle qui inverse notre souci vers autre que nous-même.
Que produit cette attitude, dans les faits ?
D’abord la gratitude, indissociable de la responsabilité. Etre responsable, c’est être adulte devant Dieu. Or un sujet responsable dit d’abord « merci ». Ensuite, il y a l’idée que nous devons interpréter la Bible, et pas seulement au point de vue d’une appropriation subjective des textes bibliques. Quand je dis « interpréter » je pense à la musique, au théâtre : le texte biblique nous fait agir, il est une partition que nous jouons à plusieurs à travers nos vies. Ensuite, le protestant est habité par la conviction que la modernité n’est pas mauvaise. Cette vision implique une dimension d’invention conjugale et politique, à travers l’idée d’alliance entre des égaux, de contrat social. Le protestantisme, c’est enfin le refus des superstitions, et un très fort désir de simplicité, de sincérité.
Tout cela n’a-t-il pas des limites ?
Cette sincérité peut être parfois brutale et devenir pathologique, et il vaut certainement mieux de vieilles religions domestiquées que l’astrologie de bas étage. Il peut aussi y avoir un dévoiement de la lecture de la Bible dans le fondamentalisme. Calvin, par exemple, était tout sauf créationniste. Il faisait une lecture pragmatique de la création dans la Genèse : il ne disait pas que c’est une théorie sur la façon dont le monde a été créé, mais un poème à la gloire de Dieu. Une autre pathologie protestante est le perpétuel recommencement.
Qu’entendez-vous par là ?
Le protestantisme est profondément ancré dans l’idée d’alliance. Mais c’est un pacte où tout repose sur la libre adhésion, et que l’on peut toujours rompre — le texte biblique est rempli de ces ruptures de l’alliance. C’est magnifique s’il s’agit de briser les servitudes, mais cela crée une profonde instabilité des institutions. La tentation pour le vassal, pour la minorité qui ne se sent pas reconnue, est de rompre le pacte et de recommencer ailleurs. C’est ce qui s’est passé avec la Révolution anglaise (au milieu du XVIIe siècle), lorsque les puritains ont « recommencé » la Réforme en quittant l’Angleterre pour le Nouveau Monde. Leurs descendants n’auront de cesse de refaire le pacte fondateur : à chaque fois, on tente de « refonder » le christianisme, dans une sorte de fuite en avant. C’est l’imaginaire de la colonie : ailleurs, on va tout refaire mieux. Il y a quelque chose de maritime dans cette démarche. Mais ce protestantisme s’est dévoyé. Ce recommencement perpétuel a abouti à la multiplication des chapelles, sinon à une segmentation de marchés, où l’on exploite des « niches ». La grande théologie de l’alliance a donné la société de « petits » contrats.
Mais la fameuse liberté protestante n’implique-t-elle pas cette évolution ?
Calvin ne voulait pas cela. Il ne voulait pas créer une autre Eglise, mais seulement réformer l’homme, l’Eglise, la société. Calvin est l’homme de l’institution, contre les dissidents. Il avait été très marqué par les révoltes des anabaptistes et leurs massacres. Certes, on peut dire que Calvin, chassé de France par les persécutions et exilé, a lui-même « recommencé » à Genève, et qu’il ouvre la voie aux sociétés d’exilés, sinon d’utopistes qui croient tout recommencer. Mais Calvin aimait profondément l’ordre. En ce sens il prépare aussi Thomas Hobbes (1588-1679), qui estimait qu’il fallait arrêter les disputes sur le sens des Ecritures et cesser de s’étriper pour le salut, et que le monopole de l’interprétation légitime devait être remis entre les mains du souverain. Calvin pensait surtout l’institution comme ce qui permet de rester ensemble en dépit de nos différends.
Quel est le défi aujourd’hui ?
La tradition du quasi monopole culturel du catholicisme en France est en train de se terminer, et du coup le protestantisme « anti-catholique » est révolu. Le défi est maintenant de réussir la greffe du néo-protestantisme (celui des Evangéliques et des Pentecôtistes) sur le protestantisme classique (luthéro-réformé). Si on n’y arrive pas, ce sera grave pour nous tous. Comprenons : les communautés néo-protestantes sont des refuges pour les « rescapés » de catastrophes sociales et économiques. Par exemple, 30 % des Nicaraguayens sont devenus pentecôtistes, car les gens ne croient plus aux allégeances sociétales traditionnelles et se tournent vers ces communautés, qui disent que le monde est mauvais et qu’il faut s’en retirer, avec une force de contestation non négligeable. Les protestants classiques continuent pour leur part à affirmer que Dieu aime le monde. C’est un message qui me semble essentiel aujourd’hui. Et nous devons maintenir la dimension intellectuelle de notre témoignage : en envoyant des pasteurs dans toute l’Europe, Calvin voulaient des interprètes crédibles, et pas seulement croyants !
Mais le « vieux » protestantisme n’est-il justement pas trop intellectuel, trop méfiant face au surnaturel ?
Dans la spiritualité protestante, le mystérieux c’est l’ordinaire. Le reste appartient à Dieu seul. Certes on peut ainsi aller trop loin dans le démantèlement du religieux. En touchant à l’Eucharistie, la Réforme ébranlait un bloc anthropologique autour de la notion de corps (tant individuel que social), pas si facile à déplacer. Et en refusant toute cérémonie autour des morts, Calvin n’a peut-être pas assez vu combien les humains ont besoin de consolation affective. Mais sa sobriété même est une forme extrême de spiritualité.
Olivier Abel
Propos recueillis par Jean Mercier
Publié dans La Vie,
N° 3347 du 22 octobre 2009