La technique nous oblige à penser la liberté sous un angle inédit. Dans son Prologue à Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt situe une grande partie de ce qui nous arrive sur le fond d’une gigantesque entreprise : l’humanité fait tout comme si elle allait un jour, bientôt peut-être, quitter la terre, perçue comme une prison. Il est possible que le gaspillage en quelques décennies des hydrocarbures accumulées pendant des millions d’années par la biosphère (et à l’échelle galactique bien plus rares que l’or), joint à son usage presque méthodiquement le plus polluant, soit une des manières que nous avons trouvées pour nous amener à larguer les amarres, ou de brûler notre vaisseau. Il est possible également que toutes les recherches actuelles en matière de procréation assistée, de clonage, de remodelage de la différence sexuelle, mais aussi d’intelligence artificielle, de télé-communications implantées dans le corps, de cyber-culture, soit une autre des manières que nous avons trouvées pour nous croire capable d’être enfin libérés de la condition d’être nés quelque part, et mortels. De la condition d’être nés dans un point de vue étroit, et qui se demande comment communiquer son point de vue sur le monde et partager le monde avec d’autres. Et il faut ajouter que les habitants des pays à la fois les plus appauvris par ce développement et rendus les plus invivables par cette pollution, sont certainement les plus prêts à partir sur la lune, ou n’importe où ailleurs.
Cette grande entreprise, cette révolte contre la condition humaine, et contre un monde considéré d’avance comme «foutu», n’est pas précisément raisonnable. On peut même dire qu’elle poursuit un rêve de libération qu’un autre élève de Heidegger, Hans Jonas, a défini comme une Gnose. Hannah Arendt ne va pas jusque là. Mais elle estime que la question de savoir si c’est dans ce sens que nous souhaitons utiliser nos connaissances et nos techniques est une question trop politique pour qu’on l’abandonne aux techniciens du développement scientifique et économique, y compris aux techniciens de la gestion politique. Et ce qui m’intéresse ici, c’est l’axe sous lequel elle place son enquête : penser ce que nous faisons, comprendre ce que nous faisons, savoir ce que nous faisons :
« Il se pourrait, créatures terrestres qui avons commencé d’agir en habitants de l’univers, que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c’est à dire de penser et d’exprimer, les choses que nous sommes cependant capables de faire (…) comme si notre cerveau ne pouvait plus suivre ce que nous faisons »[2].
Nos techniques sont trop rapides, trop puissantes, et nous savons de moins en moins ce que nous faisons, nous pensons et nous comprenons de moins en moins ce que nous faisons. J’ajouterai que nous le sentons de moins en moins. Or c’est également la manière dont Aristote, dès le début du livre III de l’Éthique à Nicomaque, problématise la liberté et l’action vertueuse. Il y a dans toute action une part involontaire, une part de contrainte par exemple, ou d’ignorance, une part non délibérée[3]. On peut avec Spinoza accentuer cette problématique et cela peut au moins servir à récuser toute idée d’une liberté absolue, qui pourrait commencer d’elle-même. Mais on peut aussi avec Aristote associer la liberté du choix à l’ensemble des dispositions (hexis) qui à la fois l’obligent et la permettent.
C’est sous cet ensemble de questions que je voudrais dans un premier temps entrer plus avant dans l’exposition du problème de la liberté politique —mais on voit que la question est aussi éthique et métaphysique— dans un monde technicisé. Dans une seconde partie nous chercherons ensuite la forme d’une liberté capable de contenir ce problème, non sans doute de le résoudre, mais de « vivre avec », de trouver un modus vivendi soutenable.
Le problème contemporain de la liberté politique
Commençons par placer devant nous dans un apparent désordre les éléments de la question. Je les regrouperai sous trois ou quatre thèmes: l’automatisation (aujourd’hui liée à la révolution informatique), le mixte de libérations et dépendances qui nous lient aux techniques, l’inscription technique des lois politiques, le problème du voile d’ignorance dans une société managée par la techno-science.
Commençons par l’automatisation : Hannah Arendt, dans le même Prologue, ajoute en effet un deuxième événement menaçant, et qui est lié à celui par lequel nous avons commencé : celui de l’automation, susceptible de libérer l’humanité du fardeau du travail. Ce pourrait être, estime-t-elle, une véritable libération, au sens déjà entrevu par Marx, de la libre-activité humaine, dégagée des nécessités de la reproduction vitale pour se déployer dans les œuvres de l’art et de la connaissance, et pour déployer dans la parole et dans l’action à plusieurs l’émerveillement d’être ensemble au monde. Malheureusement,
« c’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté (…) ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est à dire privés de la seule activité qui leur reste »[4].
Quand elle dit travailleurs, il faut aussi entendre consommateurs, c’est à dire des êtres assujettis au processus de la reproduction, à ce qu’elle appelle le triomphe de la Vie comme souverain bien. Il ne s’agit pas de connaître, au sens de la theoria contemplative, ni de faire des œuvres durables, et encore moins d’agir et de parler en acceptant la pluralité et la fragilité de ce que l’on fait ainsi, mais simplement de gagner sa vie, de profiter au maximum du processus quasi-biologique de la croissance. La liberté se réduit à la « liberté de croître », et de reproduire indéfiniment la croissance.
Se greffe ici une deuxième remarque, sur la dépendance. Qu’il y ait un rapport intime entre le sentiment de liberté et la technique, c’est une évidence. La condition humaine est liée à cette distance à la fois comblée et introduite par l’outil entre la main et le monde, par la casserole entre la bouche (d’un omnivore obligé de choisir et de goûter) et l’aliment, par les figures sous lesquelles nous représentons l’absent. Et aussi par le langage qui glisse entre les sujets à la fois un moyen de communication et un écart grandissant. Autant de passerelles qui, jetées vers le monde des choses ou vers autrui, à la fois nous y donnent accès et l’éloignent, et libèrent à un degré chaque fois plus complexe les possibilités mais aussi les obligations et la difficulté de choisir. On peut montrer ce processus sur des registres très divers : l’argent donne un sentiment de liberté par l’ouverture de possibilités, la diversité d’objets jetables aussi (qui nous permet de ne plus nous sentir liés), la voiture donne un sentiment de mobilité, la pilule contraceptive a été perçue comme une libération par rapport à la sexualité procréatrice, et le développement des drogues a libéré, dès le 18ème siècle, une sorte de révolte face à la domination de la souffrance. Les moyens de la guerre enfin libèrent des forces de plus en plus grandes[5].
Pourquoi la libération introduite par la technique peut-elle, avec un certain délai d’accoutumance, créer une dépendance supérieure? Jadis, Aristote estimait que l’on ne pouvait agir que sur des singularités : le médecin soigne un malade précis, et non la maladie, et le guerrier doit tuer ses ennemis un par un. Le malheur même était singulier à chaque fois, et il ne pouvait aller très vite ni très loin. Seuls les dieux disposaient des tempêtes et des déluges. Mais à l’âge de l’intégration systémique des technologies informatiques, biologiques et nucléaires, toute action porte sur des généralités en série (et le savoir cherche à transgresser l’autre règle posée par Aristote, qu’on ne connaît jamais les singularités). Il suffit d’une petite modification génétique échappée d’un laboratoire pour qu’une algue prolifère et déséquilibre la Méditerranée entière. Nous sommes alors dépendants de solutions plus puissantes et plus systématiques. Toute action porte dans ses flancs la possibilité d’un malheur général. C’est presque devenu un rêve, une spéculation métaphysique, qu’une action qui n’agirait que sur une singularité éphémère!
La plus préventive des démocraties ne saurait faire que nous ne vivions de plus en plus dangereusement, puisque nous sommes perchés sur les échasses de nos moyens techniques de plus en plus haut, loin de la terre des lents travaux et des jours ordinaires — toute chute serait catastrophique. Nous n’avons pas besoin de drogues dures pour nous cacher le fait que nous sommes de plus en plus dépendants, depuis nos habitudes alimentaires jusqu’au besoin de télécommunication sans entrave, en passant par l’électricité ou par le besoin de nous déplacer. Qui est encore capable de rester plusieurs mois au même endroit, sans moyen de déplacement? Et cette dépendance technique a d’importantes répercussions sur la liberté politique entendue comme autonomie. Sous le mythe, typique de notre temps, d’une solution technique à toute question, se développe la course en avant de moyens de plus en plus puissants; c’est là notre nouvelle sophistique et notre nouvelle tyrannie[6].
La technicisation du monde soulève un autre problème inédit en matière de libertés politiques, et ce sera le troisième thème. Les différences entre les lois physiques et les règles morales ne sont pas inédites, certes, mais entre les contraintes techniques et les lois juridiques est en train de s’introduire toute une zone en grisé, où les lois de la cité sont techniquement contraignantes. Les nationalités sont codées dans des cartes plastifiées, informatisées et infalsifiables, et les vraies frontières sont de plus en plus équipées de manière à être infranchissables. La surveillance des villes est de plus en plus assurée par un vidéo-surveillance omniprésente, et qui hors contrôle, déploie les nouvelles technologies d’identification. Le vol à l’étalage est rendu très difficile par les alarmes et les codes informatiques intégrés aux marchandises. Des barrières, des glissières, et toutes sortes d’aménagements rendent une partie du code de la route superflue puisqu’on ne peut de toute façon pas faire autrement.
Il est peu d’aspects de notre vie en société qui échappent à cette technicisation. Celle-ci restreint d’autant la sphère laissée aux règles proprement morales (qui se distinguent des règles juridiques en ce qu’elles ne peuvent être imposées et sont indissociables de leur réception[7]), et aux règles proprement juridiques et politiques, qui ne peuvent curieusement être imposées que dans la mesure où elles sont transgressables. La liberté devient alors de plus en plus brutale : elle consiste à ne pas être physiquement, techniquement empêché; à pouvoir faire tout ce qui est faisable, et à se laisser aller jusqu’aux contraintes extérieures. Jadis, les humains étaient pris dans la disproportion entre une volonté relativement infinie et un pouvoir relativement fini. Avec le déploiement des techniques, cette disproportion est inversée : nous avons un pouvoir immense, et une volonté très bornée, comme si nous ne voulions même pas faire tout ce que pourtant nous faisons, comme si la volonté n’était qu’une petite lanterne qui n’éclairait qu’un petit faisceau dans le champ de notre pouvoir, et que l’ombre des conséquences de ce que nous faisons ne cessait de grandir vers le lointain et le futur.
À cet égard il n’est pas inutile de rappeler l’écart entre l’histoire technique et l’histoire morale, observé par Rousseau et si souvent repris par Kant. Cet écart est peut-être dû au fait que les inventions techniques sont cumulatives, et imposables aux adversaires, condamnés à devenir techniquement commensurables ou à disparaître, alors que les vraies inventions « morales » sont réitératives, et doivent être librement réinterprétées à chaque génération.
C’est pourquoi l’opposition métaphysique un peu générale entre la liberté morale et la nécessité physique n’est pas du tout suffisante. Le pouvoir absolu de la pensée sur la matière (tout ce que nous pensons se réalise aussitôt) serait une servitude absolue, et la liberté commence justement dans cet écart entre vouloir et pouvoir. Elle commence aussi dans un écart entre vouloir et savoir. Nous entrons dans notre quatrième aspect du problème. Un peu comme pour l’impératif catégorique de Kant, la liberté morale suppose en effet la capacité à «vouloir ne pas savoir», à ne pas se perdre dans le labyrinthe des causes, ni dans le lacis des conséquences. Même si on peut ou si on croit pouvoir savoir, et s’il faut pragmatiquement en tenir compte, il est un point où la liberté prend sur soi la responsabilité, mais aussi l’ignorance qui va avec.
Les progrès de la génétique sont ici un bon exemple. Pendant des siècles on ne «savait» pas. Un voile d’ignorance était jeté sur nos destinées médicales, heureuses ou malheureuses. C’est ce voile que les sciences génétiques déchirent, ou croient déchirer. Le fait que l’on puisse plus ou moins connaître à l’avance comment sera un enfant, ou quelle maladie développera (et à quel âge) une personne, remarquons-le, ne donne pas pour autant, dans la plupart des cas, de pouvoir sur l’anomalie (en dehors du pouvoir effrayant de sélectionner les existences dignes d’être vécues et de mettre à l’écart, en proportion de leur handicaps, les «ratés» de cette sélection). Mais la question posée est éminemment politique. Connaître le handicap irréversible qui pèsera sur une vie, ou savoir que l’hérédité donnera de toutes façons un handicap, même léger, qui prédestinera telle personne au chômage sans chance d’en sortir, est-ce que cela ne bloque pas la place que les personnes peuvent prendre dans la société?
On pourrait répondre au développement actuel des tests génétiques (aux USA chez les assureurs ou les employeurs) par la confidentialité : c’est au sujet seul qu’il appartient de savoir, et non à l’État, aux assurances ni à l’employeur; ni même aux proches. Mais est-ce même au sujet de savoir? Le peut-il sans briser ce qui fait de la vie une histoire racontable, une capacité éthique à tenir l’écart entre l’irréversibilité du passé et l’incertitude quant au futur? Le voile d’ignorance ne doit pas être considéré comme un résidu de l’obscurantisme, mais comme une «décision politique» de la plus grande importance. Il ne peut pas être déchiré sans que l’on entre dans la société plus ou moins doucement totalitaire, où l’humain enfin malléable pourra être refait eugéniquement afin de quitter un jour sa condition terrestre. Plus on sait, et plus il nous faut décider et instituer des procédures qui donnent à chaque être toutes ses chances, sous voile d’ignorance. N’est-ce pas le sens même des institutions publiques, école, justice, santé, que de redonner à chacun toutes ses chances, sur chacune des scènes, de façon à ce que le malheur ou la malchance dans l’une ne les contamine toutes ?
Tels sont quelques-uns des éléments du contexte techno-scientifique dans lequel nous sommes. Le problème de la liberté s’y pose de manière pratique, et presque expérimentale. Comment repenser les libertés politiques dans ce contexte inédit, en résistant à la fois à l’invasion du politique par la gestion technocratique des experts, et à son invasion par la manipulation démagogique des passions (la peur, la paresse, l’envie)[8]? Comment penser des communautés politiques qui ne soient pas seulement adossées à des structures extérieures de contraintes techniques, à des rapports de force militaires, économiques, ou technologiques (la liberté morale se drapant alors dans une protestation purement extérieure), mais qui fondent la liberté par des règles intérieures, et permettent aux citoyens de se tenir debout par eux-mêmes? Comment penser des citoyens capables de suivre une règle par fair-play politique, et non parce qu’on la leur impose du dehors, des citoyens libres de circuler dans un espace différencié, parce qu’ils savent en suivre les règles?
La liberté de se montrer et de se retirer
On peut penser ce paquet de questions de plusieurs manières. On pourrait insister sur le nécessaire rythme politique entre la liberté de contracter, de participer à l’élaboration des règles communes (Rawls, mais aussi Hegel ou très différemment Rousseau), et la liberté de dissidence, de rompre le contrat, de partir ailleurs[9] (Emerson ou Thoreau, lecteurs de Milton, ou Patocka lecteur de Comenius et J.Hus).
Ma contribution ici se limitera à l’idée toute simple qu’il faut développer pour chacun la liberté de se montrer, de se distinguer, c’est à dire la liberté de parler et d’agir. Pour placer ici encore ma réflexion à la suite de Hannah Arendt, je soulignerai combien la parole et l’action sont les seules manières que nous ayons d’interpréter le fait brut d’être né, de tenter d’y répondre, de lui donner sens devant les autres, avec les autres, parmi les autres. Mais je voudrais ajouter à cette liberté première une autre liberté, non moins fondamentale, et inséparable de la première : la liberté de se retirer de l’espace public, d’avoir une «réserve», un espace inaliénable et protégé par un voile d’ignorance. Mon hypothèse est que si cette double-liberté politique était vraiment respectée, alors le souhaitable éthique orienterait le possible technique, y placerait des retenues radicales, et en réouvrirait les promesses non tenues, des promesses à la hauteur du désastre, des promesses capables de critiquer notre réalité sans la fuir.
En quoi cette double liberté est elle proprement politique? Il n’y a de communauté humaine que si ce sont le mêmes qui peuvent entrer et sortir de l’échange, avec des libertés et des obligations comparables, les mêmes qui peuvent se connecter ou se déconnecter. On peut dire qu’un aspect majeur du problème introduit par la technicisation est celui du temps. Dans la société de réseaux engendrée par les nouvelles technologies, il y a les «rapides», les branchés, et les perdants, les «immobiles». A-t-on quelque liberté de choix dans le réseau social des vitesses et des lenteurs, ou y est-on obligé? Il faudrait que cette rapidité ou cette lenteur ne puissent être purement subies comme un impératif de surproduction ou une exclusion qui contraigne les perdants à tuer leur temps ; ni simplement choisies comme on veut parce qu’on va si vite, on a tellement d’avance sur les autres, que l’on peut bien souffler un peu (et que c’est une condition pour aller encore plus vite). Il faudrait que le choix des uns comporte de telles obligations, ou que les contraintes des autres comportent de tels droits, que nous demeurions ensemble entre ces limites où chacun pèse ensemble ses droits et ses devoirs, ce qu’il reçoit et ce qu’il donne, ce qu’il prend et ce qu’il perd. Comment rendre concrètement possible pour tous et pour chacun, diversement, la liberté de pouvoir se connecter ou se déconnecter, se montrer et se retirer.
Le monde que nous cherchons est un espace d’apparition où nous puissions comparaître pour différer ensemble, avant de disparaître et de céder la place les uns aux autres. Un monde où nous puissions tour à tour nous avancer vers le milieu du cercle, interpréter par nos paroles et par nos actes «qui» nous sommes, et dont nous puissions nous retirer.
Cela n’est pas évident, parce qu’il faut avoir de quoi paraître, de quoi se montrer et montrer de quoi on est capable ou incapable, de quoi se distinguer et s’essayer, de quoi dévoiler qui l’on est par diverses interprétations de soi. La liberté de se montrer tient au désir de se connaître soi-même, et n’y parvenant pas, de se faire reconnaître dans divers contextes, sur différentes scènes publiques. C’est ici l’ordre de la réputation, de la dignité humaine, et de la reconnaissance que nous ne puissions nous passer de nous demander les uns aux autres «qui dites-vous que je suis?» Cette incessante demande de reconnaissance fait l’insociable sociabilité dont parlait Kant, ce besoin de différer, de nous opposer, de nous distinguer, mais de différer ensemble, de manière reconnue et acceptée par les autres; comme s’il était vain ou impossible de différer séparément[10]. Se montrer, s’exercer en relation avec les autres, essayer en diverses guises de dévoiler qui l’on est, jouer, augmenter le nombre de connexions, augmenter notre capacité à soutenir la complexité des réseaux, c’est aussi augmenter notre densité en compossibilités, nos capacités «stylistiques», nos capacités de sentir et d’agir à plusieurs.
Dans le cas qui nous occupe, c’est d’autant plus important que nos sociétés, faisant en quelque sorte du surf sur la vague des progrès technologiques qui occupent les tâches reproductives, déplacent davantage leurs activités vives vers les «arts» et services créatifs dont ces technologies sont inséparables, et que ce processus est irréversible, rendant illusoire le retour à un plein emploi (re)productif classique. Mon propos n’est pas du tout une dénonciation générale de la technique, mais la tentative ici de repenser la liberté dans une société qui est en train d’être remodelée par la techno-science. Car si les machines délivrent les humains des obligations les plus laborieuses pour leur permettre d’exercer plus loin leur style[11], leur singularité, leur inventivité, encore faut-il que ces «exercices» puissent être reconnus et suffire à donner une place rétribuée et reconnue à ceux qui les pratiquent.
Au fondement de la cité comme espace commun d’apparition, nous placerons donc quelque chose comme un «droit de paraître», qui exige la possibilité concrète pour chacun de déployer une réputation d’autant plus singulière que multiple, un droit en quelque sorte de s’essayer sur divers «tableaux», sur diverses scènes, dans diverses sphères de reconnaissance, et donc d’entretenir une intrigue durable sur qui nous sommes. La possibilité de comparaître pour différer ensemble demande ainsi à être politiquement instituée, dans un cadre d’apparition qui propose plusieurs formes de reconnaissance pour donner et redonner à chacun la chance d’exercer son droit de cité.
Mais il n’est pas davantage évident d’être autorisé à disparaître, à s’effacer devant d’autres, pour qu’ils paraissent à leur tour dans l’espace public ou pour qu’à leur tour avec la génération ils viennent au monde. Qu’est-ce qui nous autorise à nous retirer? C’est d’abord certainement d’avoir eu la possibilité de nous montrer, de faire voir qui nous étions. Il faut avoir eu de quoi se montrer pour se sentir autorisé à quitter la scène, et se sentir quitte avec soi-même. Aurions-nous cependant le courage de nous montrer, de nous exposer, si nous n’avions pas au rebours l’assurance de pouvoir nous retirer, nous effacer? Aurions-nous le courage d’agir et de parler, si l’on ne pouvait rompre le sortilège de l’irréversibilité des conséquences de nos actes et de nos paroles dans le monde? Qu’est-ce qui dans nos vies, assure cette discontinuité, cette «discrétion»? Cette possibilité de rompre l’engagement, de résilier…[12]
En ce sens, il faut avoir de quoi se retirer pour se sentir autorisé à se montrer. Et la question de savoir ce qui nous autorise à nous retirer est plus délicate encore que celle de savoir ce qui nous autorise à nous montrer. C’est même le problème le plus délicat, s’il est vrai que les actions et les paroles humaines sont d’une fugacité telle qu’elles disparaissent aussitôt qu’apparues, et que la tentation principale est de chercher à les faire durer par leur inscription et leur «durcissement» technique. Mais cela peut-il suffire à les protéger de l’oubli anonyme où tout retourne?
Pour que nous soyons autorisés à disparaître et à nous effacer, il nous faut une institution plus durable que nous-mêmes, qui nous autorise à lâcher prise, à plonger dans l’insouci de soi; il nous faut la possibilité de nous retirer. De nous attacher à un «habitat» ou à un paysage, à une lecture, à une musique, à quelques êtres qui nous sont chers; il nous faut avoir de quoi reconnaître nos attachements, nos fidélités indéclinables.
Pour donner une figure concrète de cette liberté et de ce voile d’ignorance, il me semble que l’habitat en est une figure radicale. Pour entrer dans l’échange, d’ailleurs, il faut avoir de l’indisponible à l’échange, et il me semble que l’«habitat» correspond à cela. Si même l’on accepte les postulats de l’économie de marché, en effet, il faut bien que les acteurs disposent d’une mise de départ ou d’une prise de sortie qui permette au jeu de l’échange de fonctionner librement. Ce jeu suppose que l’on puisse entrer dans l’activité et l’échange du travail et de la consommation, des œuvres et de la curiosité, parce qu’on peut en sortir, qu’on a de quoi rester sur la touche sans être jeté de la vie, de la possibilité de la conversation humaine. Ce jeu suppose que l’on puisse être sur la touche des échanges économiques en gardant une place minimale mais respectée sinon valorisée dans l’espace commun. Au fondement de la cité, nous devons alors placer quelque chose comme un «droit d’habiter», qui nous donne de quoi nous retirer du monde, et cette exigence de discrétion, au sens fort, demande à être politiquement instituée par un «voile d’ignorance» derrière lequel nul n’a le droit d’aller me chercher de force, et qui n’est pas moins fondamental pour exercer mon droit de cité[13].
Telles sont les deux limites entre lesquelles une cité humaine est simplement possible, comme entre ce qui nous permet de différer ensemble et ce qui nous autorise à nous remplacer les uns les autres. Les institutions de la liberté autorisent ce double-mouvement qui fait les cités humaines. C’est à cette double liberté qu’elles donnent que se mesure la grandeur des sociétés et des cultures.
Remarque finale
Cette double liberté prend à peu près en compte plusieurs des problèmes que nous avions énumérés au cours de la première partie. Elle suppose d’abord que nous acceptions de ne pas avoir de monde de rechange, mais que ce monde-ci soit bien notre seul théâtre d’apparition, élargi par notre capacité à différer ensemble, ou par notre capacité à nous retirer un par un, à laisser place tour à tour. C’est ce monde, cet intervalle partagé, qui est rétréci sinon écrasé par notre tentation d’être chacun différent tout seul, insensibilisé aux autres et sceptiques quant à la possibilité de leur communiquer nos joies et nos douleurs. Ou écrasé par notre tentation de nous retirer tous ensemble du monde commun, par la préparation fébrile d’un exil extra-terrestre, ou d’une fraternité prétendument supra-politique. La double-liberté que nous avons exposée suppose que nous acceptions cette condition terrestre d’être nés, dans un sexe donné, dans une langue donnée, et mortels.
Elle prend ensuite frontalement en compte l’automation, non pour relancer plus loin la dépendance aux objets et aux travaux reproductifs, mais pour libérer le style des œuvres. Plus encore, pour libérer ce que Hannah Arendt appelle l’action, sa fugacité, sa fragilité de n’agir que sur des singularités, d’avoir des conséquences qui dépendent aussi des autres et qui échappent aux intentions. Évidemment c’est ce qu’il y a de plus dur! C’est tellement plus facile de travailler. C’est ici aussi que je placerai cette machine à nous ralentir, qui pour moi est l’âme des arts et des sciences, mais aussi de la pluralité des langues aujourd’hui, que constitue l’exigence de sentir ce que nous faisons. D’augmenter notre sensibilité à proportion que nous augmentons notre rayon d’action. Elle prend enfin en compte l’exigence que la libération technique des uns ne signifie pas l’asservissement technique des autres. Elle rappelle cette exigence.
Mais elle ne répond pas assez explicitement, me semble-t-il, à ce dernier problème que nous avions soulevé : comment faire pour que la liberté humaine dans un monde de part en part réaménagé par la technique ne soit pas une liberté de l’arbitraire (la force, l’envie) arrêtée par des limites purement extérieures et incoercibles, mais une liberté raisonnable, capable de se limiter elle-même?
Ce problème est lui aussi un problème que je n’hésiterai pas à qualifier de métaphysique, au sens où il traverse tous les registres, depuis le plus physique jusqu’au plus purement moral, en passant par le biologique. N’est-ce pas aussi la différence, si bien remarquée par Bergson, entre les mollusques invertébrés, dont la structure est extérieure, et les vertébrés, dont les articulations sont internes, ce qui donne une fragilité apparente mais un avantage évolutif en terme de capacité à interpréter diversement les obligations internes du squelette?
Il serait possible ici de rouvrir la ligne justement suggérée par Aristote au livre III de l’Éthique à Nicomaque, quand il montre qu’il y a dans l’action et dans la vertu une part involontaire, non délibérée, une disposition (hexis) qui à la fois oblige l’action de l’intérieur et permet concrètement sa liberté. Cette suggestion sera ici seulement indiquée, car elle ouvre autant de problèmes qu’elle en résout ; et d’ailleurs comme je l’ai dit il ne s’agit pas de résoudre les problèmes, mais de parvenir à vivre avec. Aristote parle de ce que l’on peut appeler disposition, comme d’une sorte de pouvoir faire qui rend libre et non dépendant, ou plutôt comme une obligation qui devient une condition de la liberté.
C’est ce même langage de la «disposition» que reprend Félix Ravaisson dans sa thèse de 1838 sur l’habitude, entendue comme un changement de disposition ayant tendance à persister dans l’existence[14]. La magnifique découverte de Ravaisson, c’est que l’habitude est comme le contrepoint dans la nature du déploiement de la liberté[15]. Pour Ravaisson, en effet, le développement de la vie se caractérise par le fait qu’elle est de moins en moins altérée par les changements extérieurs et de plus en plus disposée, inclinée, «prédilectée», par les changements intérieurs. Les habitudes jouent un rôle axial dans cette augmentation de l’intervalle et de l’écart entre une réceptivité qui diminue (les impressions perdent de leur force)[16] et une spontanéité qui augmente (les mouvements, les actions sont de plus en plus faciles et spontanés)[17]. La répétition affaiblit la sensibilité et augmente l’activité. Et plus on a des êtres capables de marquer cet écart plus on a des êtres vivants, compliqués, intelligents, libres. Non pas libres n’importe comment, mais libres par la densité de leur dispositions. Et c’est ainsi qu’une activité qui demandait un grand effort, une grande concentration, une grande tension, finit par s’incorporer au geste, par devenir la plus parfaite et la plus exacte détente du geste. Ce qu’Aristote appelait une seconde nature[18]. Plus il y a disposition et plus il y a disponibilité. Pour le genre d’êtres que nous sommes (nous ne sommes pas des anges), c’est là notre condition de liberté. Ravaisson conclut que « l’histoire de l’habitude représente le retour de la liberté à la nature » (p.111)[19].
Que seraient nos corps si la parole et l’action ne pouvaient s’y incorporer? Toute l’histoire des mœurs et des représentations atteste cette aptitude à assimiler les inventions et les découvertes, à nous y «habituer», à les recréer en nous. Depuis le feu et le dessin «primitif» jusqu’aux télécommunications, aux voitures et à l’Internet, en passant par les jeux de balle, la danse, l’écriture ou le piano[20], nous voyons à chaque fois nos corps subjectifs, nos corps parlants incorporer ces inventions à son schématisme, et abandonner ce qui déborde sa capacité d’incorporation. C’est cela qui nous donne ce minimum de confiance par lequel nous pouvons envisager à la fois de réintégrer pleinement la technique à la liberté humaine, de l’intérieur, et de résister à ses abus, de l’extérieur. Car sans cette confiance, nous ne pourrions pas même critiquer les nouveaux pouvoirs que nous avons obtenus, sur le monde et sur les autres, c’est à dire sur nous mêmes.
Olivier Abel
Publié dans Etudes théologiques et religieuses,
2009 n°2, p.205-217. [1]
Notes :
[1] Ce texte est issu d’une conférence donnée lors d’un colloque sur la liberté organisé par l’Université du Bosphore et l’Institut Français, à Istanbul, le 9 avril 2001, avec la participation de Paul Ricœur.
[2] H.Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris: Calmann-Lévy (Agora), 1983, p.36.
[3] Voir J.L.Austin, «Trois manières de renverser de l’encre» in Écrits philosophiques, Paris: Seuil, 1994 (Philosophical papers, Oxford U.P.1961).
[4] H.Arendt, ibid. p.37.
[5] Il n’est pas anodin que Patocka, dans sa réflexion sur «le 20ème siècle en tant que guerre» (1975, paru dans Écrits hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Verdier: 1999), décrive la guerre comme «la transformation du monde en un laboratoire actualisant les réserves d’énergies accumulées par des milliards d’années», une «transmutation de toutes les valeurs sous le signe de la force», la grande libération technique de la puissance (p.159-160).
[6] Depuis Platon, on sait que le problème du pouvoir est celui du mixte entre le pouvoir physique de contraindre (la violence du tyran) et le pouvoir moral de justifier la force (le mensonge du sophiste). Machiavel et Marx ont repris autrement cette critique fondamentale.
[7] On le voit bien quand il s’agit d’exhorter un enfant à respecter une personne ou un engagement: faut-il le placer illocutoirement en face d’une exigence altière, parfois décourageante, ou le placer perlocutoirement dans une situation encourageante? C’est cette question que pose S.Cavell lisant J.L.Austin dans The claims of reason. Et si la première posture est plutôt celle de Lévinas, ou du Kant de la Critique de la raison pratique, la seconde est plutôt celle de la Critique de la faculté de juger, quand il parle du sentiment esthétique et qu’il écrit que «l’obligation de jouir est une évidente absurdité» (voir note 19).
[8] C’est-à-dire à son invasion par des techniques de plus en plus puissantes et l’idéologie proprement moderne, ou ultra moderne qui nous fait croire qu’il y a des solutions (techniques) à tous nos problèmes.
[9] Avec cette difficulté qu’aujourd’hui il n’est pas possible d’aller recommencer ailleurs, sur une quelconque terre «politiquement» vierge.
[10] On pourrait aussi dire, pour suivre les indications de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (dans De la justification, les économies de la grandeur, Paris: Gallimard 1991), qu’une cité humaine suppose à la fois une forme de lien social qui nous autorise à «différer ensemble», en légitimant des différences acceptables, soumises à des contraintes de justice, et une forme de «commune humanité» où tous puissent se reconnaître, et qui nous autorise à voir la ressemblance jusque là où nous ne voyons rien qui ressemble. Et on pourrait dire que la technique attaque les deux principes.
[11] G.G.Granger, Essai d’une philosophie du style, Paris: A.Colin, 1968, les premières pages sont éloquentes sur ce point.
[12] Pour Hannah Arendt le pardon tient à cette faculté de l’action libre de ne pas se borner à réagir de manière prévisible.
[13] C’est me semble-t-il l’idée conductrice de J.Locke quand il pense l’«habeas corpus» et le droit de propriété, comme une limite constitutive de l’espace commun.
[14] Félix Ravaisson, De l’habitude, Paris: Payot et Rivages, 1997, p.32. C’est un ouvrage qui a joué un grand rôle dans l’orientation de la pensée de Bergson, mais il semble aussi que Heidegger le tenait en très grande estime. C’est peut-être que l’habitude laisse être, par excellence, qu’elle nous vide du sentiment de l’effort pour nous rendre disponible à ce qui se passe (pendant que nous conduisons un canoé-kayak, que nous filmons avec une caméra, que nous parlons ou que nous marchons, etc). Elle est sur la pente du détachement, du déclin.
[15] De même que Schopenhauer découvre que le sommeil est une faculté des êtres «supérieurs», Ravaisson montre que les pierres ont peu d’habitudes, les plantes un peu plus, etc.
[16] Ma présente démonstration laisse intacte la question de savoir comment faire pour augmenter notre sensibilité, notre capacité à sentir ce que nous faisons. Comment former des habitudes qui n’insensibiliserait pas aux choses mais qui faciliterait autant les choses? Comment par exemple peut-on à ce point s’habituer au malheur d’autrui? Est-ce dû à une surdose de communication? A une impuissance à communiquer? Je pressens, sans vouloir ici l’argumenter, que cela tient au langage, qui est aussi un système d’habitudes, de dispositions, qui permettent à tâtons une expressivité et une communicabilité des sensations, des sentiments (voir la note 12 sur la communicabilité esthétique chez Kant dans La critique du jugement).
[17] Mais les humains pourraient-ils se doter de systèmes d’habitudes (de capacités incapacitantes en quelque sorte) complètement différents que les conduites alimentaires, énergétiques, etc., qui les conduisent actuellement aux graves difficultés remarquées en commençant?
[18] Aristote, «De la mémoire et de la réminiscence» (2) in Petits traités d’histoire naturelle, Paris: Les belles lettres, 1965, p.60.
[19] On rejoint ici les parages d’une autre grande réflexion sur la nature et la liberté, celle de Kant sur le plaisir esthétique comme libre-sensibilité, comme communicabilité à la fois indispensable et délicate. Et là encore c’est un modèle d’expérimentation politique, de micro-contrat social, comme Jauss le montre puisque cela suppose un libre consentement à ce que l’autre me propose, une «réception dans la liberté» (Pour une esthétique de la réception, Paris: Gallimard/TEL, 1978, p.169-170). Comme le dit magnifiquement Kant du plaisir esthétique, «l’obligation de jouir est une évidente absurdité» (Critique de la faculté de juger, Paris: Vrin, 1974, §4 note 1 p 53).
[20] Philippe Fauré, le fils de Gabriel, avait écrit dans La Recréation du réel (PUF 1940) de très belles pages sur la recréation imaginaire en soi d’un piano, d’une voiture, d’une ville, et cette «correspondance» que l’habitude autorise entre le réel et nous.