Au préalable je voudrais placer une précision : je ne parlerai ici que des personnages d’un drame public à rebondissement, dont on ne sait s’il est tragique ou comique, et non des personnes réelles.
Il me semble que ce qui nous intrigue dans cette histoire, et nous empêche de la rejeter ou de la refermer trop vite, n’est pas tellement l’enjeu de savoir si c’est de l’art ou pas, ou combien un éditeur va gagner sur cette « affaire », ou si l’Obs s’est fourvoyé avec sa « une », mais plutôt la teneur philosophique et morale des questions soulevées. Je voudrais en pointer trois, aussi sobrement que possible.
On a beaucoup parlé d’atteinte à la vie privée. Mais la vie privée n’est pas un paravent du genre : « faites ce que vous voulez, mais que personne ne le sache ». Car ce qui se trouve derrière, et que dévoile ce livre, ce sont de nouvelles figures de domesticité, des rapports dominants-dominés. C’est cela qui a révolté Marcela Iacub et d’ailleurs elle-même semble avoir touché, comme dans un cauchemar, les limites de sa propre philosophie de la liberté sexuelle. Est-il possible, sous le principe que chacun fait de soi ce qu’il veut, de couvrir autant de servitude « volontaire » ? Le consentement, tellement mis en avant aujourd’hui, est une question politique qui touche autant la vie privée que la vie publique.
On a dit aussi que sa théorie du « cochon » qui sommeille en tout homme était le truisme d’une société parisienne décadente. Mais Marcela Iacub soulève en réalité une question éthique plus radicale et peut-être plus importante que – la comparaison va sûrement étonner – celle du « mariage pour tous », qui s’en tient au plan des normes morales et des institutions. Car l’éthique pense le désir du Bon de façon plus large que le Bien et le Juste, dans ce qu’il a d’infra-moral comme de supra-moral, de physiologique comme de spirituel. L’âge classique, de Marguerite de Navarre dans son « Heptameron » jusqu’à Pascal, savait combien « qui veut faire l’ange fait la bête ». C’est ce dédoublement que met à jour Marcela Iacub, et c’est pourquoi elle dénonce l’injustice de faire porter au cochon innocent la responsabilité qui incombe à l’homme public arrogant. Dans une culture qui se croit très civilisée, elle montre que la dangerosité masculine, à la fois traquée et sous-estimée, tient aussi au mépris et à l’humiliation dans lesquels sont tenus le sexe et la force.
Elle soulève ainsi une troisième question sur l’état inquiétant de notre monde : pourquoi DSK, célébré comme un génie économique seul à même de sauver le système, a-t-il pu faire une pareille bêtise et se perdre lui-même. C’est peut-être que le monde lui apparaissait ingouvernable. Nous devons prendre davantage au sérieux la possibilité de la bêtise humaine, c’est-à-dire de notre finitude. C’est en ce sens que l’humiliation vécue par DSK nous propose une parabole de la condition de l’humanité moderne, de plus en plus condamnée à l’intelligence rationnelle du complexe, mais de plus en plus menacée de simplifications idiotes et ruineuses.
Olivier Abel
Publié dans le Nouvel Observateur en 2013