Le philosophe protestant Olivier Abel demande à tous les acteurs du débat sur le mariage plus de modestie et de d’écoute mutuelle. Et les invite à inventer, ensemble, le cadre plurielle de la famille et de la filiation.
Aujourd’hui, l’argumentation catholique, pour s’opposer à l’évolution de la loi sur le mariage, invoque l’anthropologie chrétienne. Comme la définissez-vous et que voyez vous derrière ce terme ?
Cette anthropologie se présente d’abord comme naturelle et invariante, sans dimension historique. On pourrait dire cette conception néo-aristotélicienne et néo-thomiste. Mais Thomas d’Aquin avait une vision très dynamique, et même le néothomisme de Maritain était bien plus inventif. Jadis il s’est agi d’une grande invention, comme les cathédrales gothiques. Aujourd’hui, ce n’est qu’un copié-collé. D’ailleurs ce discours « familial » de l’Église catholique date du XIXe. La revendication des autorités catholiques d’avoir fondé la famille actuelle est pour le moins discutable.
Et puis parler d’une anthropologie chrétienne est un abus de langage. On a toujours connu plusieurs anthropologies chrétiennes en débat, entre Orient et Occident, entre catholiques et protestants. Et même dans le monde catholique cohabitent diverses lectures. Le texte biblique véhicule des traditions, des images de Dieu et de l’homme différentes. L’histoire a été façonnée par le conflit entre ces théologies. Dans le débat actuel, on cache les désaccords en tentant d’unifier une anthropologie normative.
Que dit l’anthropologie protestante ?
Il y a aussi côté protestant une anthropologie normative présentée comme relativement invariante, ou en tous cas comme un ordre de conservation. La loi, le nomos ou la Thora, qui fixe les grandes séparations, notamment hommes/femmes – est nécessaire à la réception de l’Évangile. Elle est une pédagogie qui aide à découvrir la Grâce divine. Après viendra la grand pardon et on abolira les différences en Christ, spirituellement. Une certaine lecture psychanalytique vient à l’appui des textes fondateurs bibliques et du parcours paulinien ou luthérien. Mais la déclaration publiée cet hiver par la Fédération protestante de France, qui s’oppose au projet de loi du mariage pour tous en s’appuyant sur cette anthropologie, ne fait pas fait droit à la diversité des approches qui existe dans le protestantisme. Les désaccords se sont exprimés en interne, mais les intellectuels protestants n’ont pas su manifester publiquement leurs dissensus.
Revenons à l’anthropologie catholique. Pourquoi parler d’une anthropologie « naturelle » ?
Il y a une équivoque sur le terme de nature. L’anthropologie naturelle au sens thomiste est d’abord rationnelle. La nature est ce qu’on peut comprendre, et on ne pense pas ici la norme, mais la rationalité. Mais il existe une autre anthropologie « naturelle », celle des penseurs modernes (Hobbes, Locke, Rousseau) pour laquelle la nature est une idée d’origine, non pas historique, mais critique, qui permet de critiquer la réalité. Aujourd’hui ces différentes significations sont aplaties, et quand on utilise le mot de nature, on le substantialise. Par exemple en en faisant la volonté de Dieu. Mais c’est peut-être que le problème est ailleurs : jadis, la théologie était maîtresse d’anthropologie. Aujourd’hui règnent la biologie et la médecine qui se sont appropriées de fait le pouvoir de fabriquer l’image de homme. Une partie des réticences actuelles tient me semble-t-il dans ces mutations de l’imaginaire. Il manque une institution qui puissent dirent aux scientifiques: « Vous pouvez parler jusque là, mais après ce n’est plus votre affaire ».
Dans le débat français, ce rôle n’est-il pas tenu par le Conseil consultatif national d’éthique (CCNE) ou les instances pluri-religieuses?
Le CNCE est trop lié à l’agenda de la recherche et à celui du législateur. Il tend à produire des compromis techno-religieux. Pour penser la naissance et la filiation, il faudrait une institution qui intègre et rassure tout le monde, avec une liberté d’expression sans entrave, et une obligation d’écoute approfondie. Pour cela il faudrait que les acteurs en fassent de même. Quand il travaillent ensemble, les chefs d’Église cherchent surtout des points communs mais rarement à valoriser leurs désaccords productifs. Or, l’humanité n’existe qu’à travers des tensions, des corrections mutuelles.
Comment vous et les protestants voient-ils le mariage ?
Je dirai d’abord qu’à la différence de l’anthropologie conservatrice présentée plus haut, l’anthropologie protestante est pour moi pragmatique, au sens kantien : la nature humaine n’existe qu’interprétée diversement, tant dans la diversité géographique que dans les variations historiques. Pour moi, la grande invention du mariage c’est le divorce. Pour vivre ensemble librement, il faut pouvoir se séparer. Sans cela le mariage peut devenir une servitude. Le mariage chrétien, qui s’est imposé dans le monde, c’est justement ce mariage amoureux, et donc libre.
Par ailleurs et pour des raisons historiques, les protestants de France sont très méfiants vis-à-vis du mariage religieux : pendant un siècle seuls les mariages établis par l’Eglise romaine étaient légitimes. D’où l’importance du mariage civil, que le mariage religieux de fait que bénir et approuver. Calvin lui-même pensait que le mariage était une affaire civile et non religieuse, défendait le droit égal au divorce et au remariage, pour les femmes comme pour les hommes.
Comprenez-vous ceux qui s’inquiètent pour le mariage ?
La question posée est celle de la fragilité des liens. Il ne s’agit pas de la dénier mais de la reconnaître pour l’affronter, et d’inventer une forme de fidélité et d’engagement qui soit à sa hauteur. Le mariage, disais-je plus haut, suppose la possible dé-liaison, et l’invention du divorce est un chapitre décisif de la lutte contre les servitudes et pour l’émancipation. Mais aujourd’hui, le problème s’est inversé : c’est moins la servitude que la solitude et l’exclusion. Tout ce qui encourage la durabilité des liens est bon. Certes ce n’est pas en affirmant une indissolubilité que l’on se protège, mais justement en ouvrant la question de ce qui fait qu’on reste ensemble. Cela suppose d’accepter le désaccord, de ne pas rompre au premier accroc. Et les homosexuels, qui ont une conscience aiguë de la précarité, sont ici les témoins de cette inversion.
Comment voyez-vous évoluer les questions de filiation ?
Dans ce domaine non plus, je ne crois pas à une anthropologie fixiste, même si je pense que l’enthousiasme des uns et la panique des autres est excessif : je suis certain que la PMA va demeurer marginale, et que les enfants demeureront massivement issus de la plaisante union des hommes et des femmes. Il existe cependant déjà plusieurs chemins de la filiation, et toute la question sera de parvenir à les instituer de façon à ce qu’aucune de ces formes ne soit exclue, et qu’elles soient intégrées dans un cadre responsable. C’est ainsi que pourrons réguler l’écart entre le déploiement accéléré des solutions techniques et la façon dont les mœurs s’y installent et les digèrent lentement. Je crois qu’il faudrait imaginer un élargissement et un assouplissement radical de l’adoption, établissant le droit pour l’enfant à connaître ses géniteurs mais les distinguant clairement des parents. Paradoxalement les couples homosexuels qui veulent avoir accès à la PMA attestent par leur demande l’importance de la filiation génétique. Il faudra bien y faire place, mais sans croire que ce sera jamais la panacée.
Comment voyez-vous le débat actuel ?
Très vite, nous avons assisté à une querelle clivée, bête et méchante. Il faudrait un moratoire et reprendre doucement, avec plus d’écoute. Car il ne s’agit pas que d’une question d’arguments. La technique produit une image de l’homme et de la filiation qui manque de culture, de paroles. Ceux qui disposent de bonnes solutions sur le papier doivent penser cette dimension imaginaire et affronter la leur à celle des autres.
Que dire de la position des autorités catholiques ?
Je me méfie de ceux qui s’estiment « experts en humanité » [NDLR : Paul VI avait ainsi qualifié l’Église catholique, dans son discours aux Nations-unies en 1965]. Cela voudrait dire que l’Église n’est pas dans l’humanité ? Toute position de surplomb s’avère dangereuse, car d’autres peuvent faire de même. Il faut un sens plus aigu du pluralisme de la communauté humaine. Nous sommes tous dans le clair-obscur de la vie ordinaire et nous cherchons.
Ce dossier a-t-il manqué de temps ?
Il a manqué de souffle. Mme Taubira en a mis dans ses discours, mais cela a manqué, et je ne le sens pas non plus chez les opposants à la loi, trop sur la défensive. Il faudrait des imaginaires amples, épiques et capables de proposer. Qu’on perçoive ce que chacun désire pour la société de demain, une société plausible et tenant compte de la réalité mouvante dans laquelle nous sommes, mais aussi une société capable d’élargir ses attentes.
Olivier Abel
Publié dans Témoignage Chrétien en 2013