On les hait, mais le méritent-elles ?
On voulait l’été: on avait oublié les mouches ! Ces sales pestes toujours nous reviennent sans qu’on puisse les chasser, posent leurs pattes partout, essayent leur trompe sur n’importe quoi, déposent leurs petits excréments n’importe où, transportent des bactéries, des maladies, des parasites, et semblent agitées d’un mouvement brownien perpétuel et absurde.
Oui, les mouches sont l’emblème de tout ce qui est absurde. Leur bourdonnement nous agace, leur insistance à tourner sans fin autour de nos têtes est incompréhensible, et leur faculté de multiplication donne une image effroyable de la croissance insignifiante. On ne peut jamais être seul, il y a toujours une mouche avec nous — comme l’expérimente le protagoniste de «la Mouche» de David Cronenberg, dans son film tiré de la nouvelle de Goerge Langelaan.
Notre haine des mouches se perd dans la nuit des temps : dans l’Exode, le pullulement des mouches est l’une des dix plaies infligées à l’Egypte, et le sens étymologique de Belzebuth est le Dieu des mouches, sans doute parce que les sacrifices sanglants qui lui étaient offerts les attiraient par milliers. Et c’est de ce petit sujet malsain que je voudrais faire l’éloge !
Essayons. Je partirai du constat stoïcien qu’il faut de tout pour faire un monde: à supposer que nous ayons trouvé une technique universelle et définitive pour éradiquer ce fléau, que se passerait-il si les mouches disparaissaient? On ne sait pas. Il est probable que bien des espèces de mouches sont pollinisatrices, elles nourrissent les hirondelles qui nous réjouissent tant, et les asticots qui nous répugnent se dévouent pour vite nettoyer les charognes. Et puis nos technologies de vol, d’hélicoptères, de drones, sont encore loin d’avoir appris tous les secrets d’équilibre et d’acrobaties aériennes concentrés dans ce petit être inutile.
Sur le versant littéraire d’une poétique de la mouche, il y a trop à dire, d’autant que la mouche domestique s’est répandue à la face du monde en même temps que l’humanité. Que l’on pense à La Fontaine avec sa mouche du coche, ou à la petite Io inlassablement poursuivie par le taon d’Héra.
Mais je voudrais m’attarder sur la pièce de Sartre. Dans l’«Orestie» d’Eschyle, Oreste, après avoir vengé son père Agamemnon et tué sa mère Clytemnestre, quitte Argos poursuivi par les Erinyes, furies vengeresses. Il faudra un long procès pour les apaiser et les convertir en Euménides bienveillantes.
Le coup de génie de Sartre est de réécrire la scène en figurant les Erinyes par «les Mouches», qui ont envahi Argos, et figurent non plus une Damnation absolue, mais une nuée de petites pensées coupables, de petits remords dont aucun n’est assez important pour qu’on en prenne conscience et le détruise, mais qui nous environnent, nous infectent, et qu’on ne parvient pas à chasser.
Oreste, lui, assume: les mouches, il s’en fiche. D’une
certaine manière d’ailleurs, Oreste figure le Christ, qui prend sur lui la culpabilité diffuse de tous, et emporte les mouches en dehors de la ville — on imagine les mouches au Golgotha, et Joseph d’Arimathée, enfin, le soir, faisant le geste de les chasser en descendant de la croix le corps de Jésus.
Quel est d’ailleurs l’enfant le plus innocent qui n’aurait jamais fait de mal à une mouche? La mouche est peut-être la victime sacrificielle la plus commune, la première à qui on s’en prend. Il faut dire que cet être minuscule et buté revient sans cesse se cogner aux vitres en vibrant doucement, ce qui le rend facile à coincer. Mais relâchez là, regardons voler la mouche, elle reprend sa petite vibration, et sans même s’enfuir, minuscule toupie bourdonnant dans l’air estival, elle revient percuter la vitre de son rythme imprévisible, sans s’abîmer, sans se lasser.
C’est peut-être le vrai sujet de Sartre, non pas le remord, mais le sentiment nauséeux d’une multiplication d’existences superflues. Et nous voici pris au miroir vertigineux des mouches, de ces existences éphémères et inutiles qui concentrent tout ce qui nous exaspère. Mais la mouche est aussi une des preuves de la réalité, comme le savaient les peintres de la Renaissance: c’est ce grain d’absurde qui fait le réalisme d’un portrait ou d’une nature morte.
Considérons que la mouche ordinaire ne vit que trois semaines. Leur plaisir d’exister, cette petite vibration, se tient sur un petit créneau assez étroit, il ne leur faut pas grand chose, et elles sont nombreuses sur ce petit créneau ! Ce pourrait être pour nous une leçon de modestie, pour accepter que nous sommes nous mêmes assez éphémères, inutiles, et souvent un peu absurdes.
Olivier Abel
Publié dans La Croix du 20 Août 2013
et publié également sur le Nouvel Observateur du 14 août 2013