Calvin et l’argent
On sait que Calvin a désacralisé l’argent, en ne voyant pas de mal au prêt à intérêt. Pour être précis, c’est le prêt de production qu’il autorise, sous l’argument que l’argent n’est pas une marchandise magique qui produirait par elle–même un bénéfice : mais l’argent n’est pas plus stérile que n’importe quel instrument, et si on y adjoint un travail il peut aider à produire quelque chose (Calvin, lettre à Claude de Sachin du 7–11–1545). C’était d’ailleurs exactement l’analyse proposée par Marx du Capital.
Au fond, l’argument calviniste, qui prolonge celui de Paul disant « qu’il n’y a rien d’impur sinon pour celui qui estime une chose impure » (Rom.14), c’est que les choses sont indifférentes à ceux qui en usent avec sobriété ; c’est lorsqu’elles deviennent objet de cupidité ou de superstition qu’il faut s’en abstenir. L’idée maîtresse est donc bien la désacralisation : l’argent n’est ni un dieu ni un diable.
En suivant cette indication négative contre la cupidité et contre la superstition, contre l’argent–idole et l’argent–tabou, on perçoit deux vices dans l’usage de l’argent, auxquels répondent peut–être deux vertus. Car l’éthique de l’argent peut être développée selon deux caractéristiques de l’argent lui–même : l’argent comme « limite » et l’argent comme « possible ». La thèse ici c’est qu’il n’y a pas de critique qui ne s’appuie sur une légitimation qui, en fondant, donne les limites et les instruments de la critique. C’est parce qu’il y a un usage légitime possible de l’argent qu’il faut en critiquer les usages pervers.
Les vertus de l’argent
Dans sa première fonction l’argent donne une limite à la cupidité. C’est ce que diversement des auteurs comme Locke ou Hegel ont observé en montrant que la propriété, avant d’être considérée comme l’orgueil de l’avoir, devait être considérée comme la modestie du pouvoir, le lieu d’exercice d’une liberté qui accepte ses limites. Cette obligation à ne pas tout vouloir, à ne pas désirer l’infini, on la trouve dans la manière dont l’argent, par une éducation séculaire, a obligé les acteurs de l’échange à un minimum de cohérence, de non– contradiction : avec mon argent je peux faire ceci ou cela, mais pas tout en même temps ; je suis obligé de choisir. C’est ainsi que l’argent a pu donner une limite à la cupidité.
Cette cohérence avec soi–même marqua aussi une obligation à la cohérence avec les autres : c’est ce qu’on appelle la réciprocité. Je ne dois pas traiter autrui comme je ne voudrais pas qu’il me traite si j’étais à sa place. L’échange réglé par l’argent a obligé les générations à intégrer cette réciprocité élémentaire. Elle suppose, cette réciprocité, que la mesure de l’échange soit constante, solide. Il faut qu’un sou soit un sou. Une société qui connaît une inflation ou une dévaluation galopantes ne subit pas seulement une catastrophe économique. Ce sont les moeurs, c’est la vie morale entière qui atteinte ; il n’y a plus de cohérence, de responsabilité, de réciprocité possible, tout est mensonge.
Dans sa deuxième fonction l’argent brise la superstition en ouvrant le sens du possible. Il libère celui qui était attaché à une condition par un système de croyance et de domination, il détache celui qui était asservi à une forme de vie sans pouvoir en sortir. C’est par son biais que des populations entières se sont, à diverses occasions dans l’histoire, émancipées de la tutelle conjointe « du sabre et du goupillon ». Cette manière d’ouvrir des possibles, de représenter dans la main de son détenteur l’ouverture même du possible, a façonné par une éducation séculaire l’imagination des possibles, le sens de la comparaison critique et le sentiment de la liberté.
Parce que l’argent, comme un joker, peut être placé dans tous les échanges, il a permis l’anticipation des échanges possibles, il a permis d’imaginer d’autres types de services ou de biens qui n’étaient jusque là par entrés dans l’échange. Il a permis l’invention de la pluralité des types d’échanges et donc de valeurs et de libertés. Et de fait l’argent a favorisé la différenciation du tissu social, la diversification des formes de travail, de biens, et de vie visées par les uns et les autres. Tout cela a supposé le développement du crédit. Une société sans crédit ne peut plus rien anticiper ni inventer. Elle ne peut plus que tenter de s’épargner et se conserver.
Une double perversion
Les vertus de l’argent que nous venons d’énumérer peuvent se retourner en vice, et c’est là que réside le problème actuel dans l’usage de l’argent. Jusqu’où l’argent donne–t–il une limite à la cupidité par un principe de non– contradiction qui oblige les acteurs de l’échange à un minimum de cohérence, de solidarité ? Jusqu’où l’argent, comme pur symbole, anticipe–t–il et permet–il l’invention de la pluralité des types d’échanges et donc de valeurs et de libertés ?
Enfin l’argent est–il encore capable d’assurer en même temps ces deux fonctions, et que faudrait–il pour qu’il ne soit pas lui–même l’objet d’un désir illimité et le moyen d’écraser la diversité humaine ? Que faudrait–il pour que l’argent cesse d’être l’objet par excellence de la cupidité et le symbole de la superstition?
Il semble bien en effet que l’argent, loin de limiter notre cupidité et d’être la règle commune qui favorise la réciprocité dans nos sociétés, soit devenue l’idole à laquelle on sacrifie tout, et d’abord tout ceux qui ne sont plus solvables, aussitôt exclus de la course à l’échange. Il semble aussi que l’argent, loin de briser les superstitions et d’ouvrir au sentiment de la pluralité des formes de vie possibles, soit devenu la Loi impérieuse qui nous oblige tous à rentrer sous son jeu unique ou plutôt sous son joug.
Dans la mesure où il ne remplit plus ses fonctions fondamentales, on peut dès lors se demander si l’argent a un avenir. Il ne semble pas permettre ni éduquer le sens de la limite, de la cohérence, et de la solidarité en face des grandes inégalités planétaires, qui produisent aujourd’hui les grandes forteresses nationalistes, intégristes ou autoritaires. Il ne semble pas davantage permettre ni favoriser assez de pluralisme pour sauver de la disparition les « poches de différences » (culturelles, esthétiques ou spirituelles, mais ces différences reposaient aussi sur des formes de vie entières et donc sur des différences économiques) qui subsistent encore dans le raz de marée planétaire du marché.
Une autre monnaie?
A quelles conditions peut–il assumer ce grand écart? Je suis tout à fait ignorant en la matière, mais j’imagine confusément quelque chose, et c’est mon métier que d’imaginer! Les professionnels de l’argent me pardonneront mon imprudence : je ne veux ici qu’aider à poser le problème. Pour cela, peut–être faudra–t–il inventer un système fiduciaire qui dissocie les deux fonctions, sous la forme de monnaies de types différents.
La première aurait pour fonction de limiter le crédit, de revenir à la production et aux échanges réels ; elle régirait l’intégration d’un marché mondial. Elle organiserait la parité des grands échanges planétaires. Elle obligerait les puissances économiques (banques, multinationales, consortiums, etc.) à une minimum de cohérence et de sens des limites : identité professionnelle claire, démocratie interne, refus de jouer sur plusieurs tableaux. La seconde de ces monnaies aurait pour fonction d’ouvrir le crédit, de favoriser la différenciation des biens, des services, des échanges ; elle accompagnerait la différenciation d’un espace économique pluraliste, l’apparition de micro–marchés plus ou moins protégés par des monnaies locales ou régionales, ou par des monnaies spécifiques à tel ou tel type d’échange. En rendant compte de ce qui est actuellement de l’incommensurable, elle créerait des solvabilités nouvelles. Elle obligerait les acteurs économiques à respecter la pluralité des échelles et des sphères d’échange, et par là des formes de vie possibles.
Ce que j’imagine ainsi est encore loin de pouvoir trouver sa forme réalisable, mais il y a deux raisons de penser que ce n’est pas une pure utopie. La première est que, même si nous ne l’aménageons pas, cette utopie est déjà le cas et le sera de plus en plus, sous sa forme la plus dangereuse : celle de l’écart entre les monnaies fortes et les monnaies faibles, de la dualisation des sociétés, etc. La seconde, plus positive, est que la possibilité technique de cette double–monnaie, monnaie intégratrice raccordée à une cohérence planétaire, et monnaie différentielle ouverte aux différences possibles, existe sans doute : les cartes à puces, que nous utilisons surtout comme des équivalents de jetons ou de papier–monnaie, sont susceptibles d’utilisations bien plus complexes et plus « intelligentes ». Dans tous les cas, si nous ne parvenons pas inventer une nouvelle forme de monnaie, en ce qui concerne un futur maintenant proche, je ne donne pas cher de l’argent.
Paru dans Le Christianisme au XXème siècle hors série mars 1994.
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)