Les violences atroces perpétrées au nom de l’Islam se répètent, et exercent une pression constante non seulement sur l’opinion mais sur le sentiment public. Pour agir contre ce mal, contre les terribles mécanismes qui conduisent à ces horreurs et nous laissent désemparés, et pour ne pas
suréagir trop vite, en augmentant l’amplitude du malheur, il ne faut surtout pas renoncer à tenter des explications, au contraire il faut multiplier les
perspectives.
Ici, je voudrais repartir de la philosophie politique de Hobbes. Après tout, l’auteur du Léviathan, contemporain de Descartes, penseur d’un État
fort et capable d’assurer la sécurité, répondait à cette période d’ébullition religieuse intense que fut la révolution anglaise, « la révolution des Saints
» — la première révolution dans l’histoire européenne, trop souvent oubliée chez nous. Remarquant que les révolutionnaires puritains trouvent dans la Bible
de quoi justifier leur désobéissance civile et leur révolte contre le Roi, et qu’en ce sens la politique ne peut pas faire l’économie de la théologie, la
solution de Hobbes est d’accorder au souverain politique le monopole de l’interprétation légitime des Ecritures. Ce point fut au moins aussi
important, dans la gestation de l’État moderne, que le monopole dans l’usage légitime des moyens de violence. Nous sommes aujourd’hui extrêmement éloignés
d’une telle solution, en revanche le problème est bien proche du nôtre.
Pierre Bayle, à la fin du XVIIe siècle, commentait Hobbes ainsi : « la crainte des armes ne peut porter à la paix ceux qui sont poussés à se battre par un
mal plus terrible que la mort, c’est à dire par les dissensions sur des choses nécessaires au salut ». La question que je me pose est la suivante : est-ce
parce qu’ils sont religieux qu’ils ont moins peur de la mort que de la damnation, ou bien est-ce parce qu’ils n’ont plus peur de la mort qu’ils deviennent
religieux ? Il me semble que dans la plupart des cas, c’est bien le second processus qui est en cause : nous avons affaire à des individus dont
l’enracinement dans la tradition religieuse est extrêmement ténu.
Reprenons : le pacte politique constitutif de l’État et de la sécurité mutuelle repose selon Hobbes sur le fait que les plus faibles peuvent toujours
causer un tort insupportable aux plus forts, et que tout le monde a intérêt au pacte. Mais contrairement à ce qu’il postule, il arrive que des trop
faibles, écrasés par l’ordre existant, ne puissent rien. C’est alors que sous l’horrible travail de l’humiliation, du sentiment qu’ils sont politiquement impuissants, économiquement superflus, moralement honteux, culturellement ridicules, une mutation terrible se produit : ils ne
cherchent plus à conserver leur vie et leurs biens, ils sont prêts à mourir, entrent dans une logique sacrificielle, et deviennent capables de tout.
Contrairement à ce que l’on croit trop vite, la religion vient après coup, pour donner un « nom » à ce qui est en train de se passer, et l’envelopper d’un
discours.
Face à cela, il faudrait donc plutôt renforcer la capacité des traditions religieuses à encadrer, à canaliser ces énergies terribles. Peut-être a-t-on
raison de rappeler que la jeunesse de nos banlieues et de partout a besoin qu’on lui propose des raisons de vivre, un sens de la vie un peu plus vaste que
le minuscule circuit travail-consommation dont on voit bien que le moteur est aujourd’hui insuffisant. Certes tout cela n’excuse pas la violence. Mais bien
au contraire, je dirais que cette jeunesse n’a pas assez rompu avec les postulats mêmes qu’elle déteste, et qu’elle n’est pas assez révoltée, au
sens de Camus. Au sens où toute révolte, « radicale », loin de se faire contre, est toujours une révolte pour : une sécession, sur place mais
discrète, qui prépare autre chose.
Olivier Abel (Philosophe, professeur de philosophie et d’éthique à la faculté de théologie protestante de Montpellier)
Parution dans La Croix du 4 juillet 2016