« Il n’est pas aisé de rester soi-même et de pratiquer la tolérance à l’égard des autres civilisations (…) au moment où nous faisons l’aveu de la fin d’une sorte de monopole culturel (…) il devient soudain possible qu’il n’y ait plus que des autres (…) où irons-nous ce week-end? visiter les ruines d’Ankor ou faire un tour au Tivoli de Copenhague? Nous pouvons très bien nous représenter un temps qui est proche où n’importe quel humain moyennement fortuné pourra se dépayser indéfiniment et goûter sa propre mort sous les espèces d’un interminable voyage sans but (…) ce serait le scepticisme planétaire, le nihilisme absolu dans le triomphe du bien-être. Il faut avouer que ce péril est au moins égal et peut-être plus probable que celui de la destruction atomique »[2]
Le moment semble venu de tenter un point sur une question déjà clairement posée par Lévi–Strauss dès 1952 puis en 1971[3], et par Ricoeur dans l’article cité en exergue et qui date de 1961: dans quelle mesure la civilisation désormais planétaire qui développe sa rationalité technique et ses échanges est–elle une chance ou une menace pour une diversité des cultures qui était peut–être constitutive à l’égard de l’écologie humaine et de la civilisation elle-même?
Lévi-Strauss et le paradoxe des échanges
En d’autres termes, pour suivre d’abord l’analyse de Lévi-Strauss dans « Race et Histoire », il est certain que toute culture vit d’échange, et que « l’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul »[4]. Les petites cultures entièrement isolées s’étiolent. Mais il est non moins sûr, et c’est cela qui fait tout le paradoxe et tout le problème, que si jusqu’à un certain point l’échange permet de créer de nouvelles combinaisons culturelles, et augmente donc les différences, il y a un seuil au–delà duquel l’échange finit par se nourrir des différences, et par les supprimer: « ce jeu en commun dont résulte tout progrès doit entraîner comme conséquence, à échéance plus ou moins brève, une homogénéisation des ressources de chaque joueur ».Une civilisation planétaire définitivement unifiée serait définitivement seule[5].
On voit l’actualité de cette analyse.La planète est en train de se hérisser de nationalismes, qui transgressent quelques frontières, mais en font surgir beaucoup d’autres, au moment même où l’on croyait les frontières définitivement démodées, dépassées. Peut-être que les guerres « balkaniques » que nous voyons resurgir sur les vieilles cicatrices de l’histoire sont moins dues à la permanence des vieux conflits qu’à l’actualité et l’accélération de l’érosion des vieilles identités et cultures par le marché et ses brassages, et que les guerres sont des machines anthropologiques à refaire de la différence, là où les humains n’en sentent plus assez. Peut–être que l’écroulement du monde communiste, en laissant le capitalisme mondial comme seul champion de l' »universalisme », a marqué un retour de balancier qui entraîne dans sa déroute toute forme d’universalisme —et le libéralisme lui–même, dont des voix de plus en plus nombreuses se demandent s’il n’est pas instrumentalisé par l’Occident. L’humanité, semble–t–il, ne rêve plus vers son unité future; elle songe à sa diversité passée, et prise d’effroi voudrait s’y replier. Est–ce une ruse de la vie et de l’espèce qui cherche instinctivement des conditions de meilleure survie? C’est une des suggestions lancées par Lévi–Strauss dans son deuxième texte, intitulé « Race et Culture ».
Il s’y attaque encore une fois à ce qu’il appelle le « faux–évolutionisme »: « A l’idée naguère prévalente d’un progrès continu le long d’une route sur laquelle l’Occident seul aurait brûlé les étapes, tandis que les autres sociétés seraient restées en arrière, se substitue ainsi la notion de choix dans des directions différentes, et tels que chacun s’expose à perdre sur un ou plusieurs tableaux pour prix de ce qu’il a voulu gagner sur d’autres ». Et c’est ainsi qu’à l’image d’une histoire linéaire se substitue celle d’un arbre ou plutôt d’un « treillis ». On voit donc ici Lévi–Strauss privilégier la perception de la pluralité de l’humanité.
Cela ne veut pas dire que l’humanité ne soit plus « une et indivisible », mais développe au contraire la grande idée « structuraliste » que seules les différences sont signifiantes et font système. On retrouve ici aussi cette insistance de la pensée « française » sur la différence (Derrida et Lyotard, par exemple), et son différend avec la pensée allemande (Habermas notamment): c’est que les deux traditions ne partagent pas actuellement les mêmes questions. L’éthique habermassienne de la communication recherche un minimum de règles universalisables contre le retour des traditions autoritaires, religieuses ou nationales. L’école de la déconstruction pointe les différends irréductibles entre les mémoires, entre les langues, tout ce qui retarde l’impératif de communication et la circulation du marché. L’éthique de la communication voudrait réguler de l’intérieur le complexe communicationnel et le sortir de l’ornière utilitariste, mais l’éloge de la différence et des différends se situe en dehors, en marge, dans le monde du don ou du contre-don symbolique[6]. On reviendra plus loin sur ce débat.
Pour Lévi–Strauss en tous cas, le combat contre le faux évolutionisme passe également par le refus d’un déterminisme simpliste entre la biologie génétique et l’ethnologie des diverses cultures. Il y a plutôt un enrichissement réciproque, les combinaisons génétiques entre populations venant appuyer les combinaisons culturelles, et vice–versa : « chaque culture sélectionne des aptitudes génétiques qui, par rétroaction, influent sur la culture qui avait d’abord contribué à leur renforcement ». Dans une tribu, par exemple, il y a une sorte de dosage entre les échanges exogames qui permettent les recombinaisons, et un relatif isolement qui permet de renforcer les différences obtenues, et c’est l’équilibre de ce dosage qui toujours a favorisé la rapidité de l’évolution biologique et la vivacité de l’invention culturelle. On trouve donc les mêmes thèses que dans « Race et Histoire », mais l’accent est cette fois délibérément porté sur la pluralité de l’humanité par rapport à son unité, sur la nécessaire limitation des échanges par rapport à son obligation fondatrice.
Le combat contre le racisme, à son tour, rencontre pour lui d’énormes difficultés qui sont encore les nôtres aujourd’hui. La première est qu’il ne faut pas croire qu’en démontrant scientifiquement l’absurdité du racisme, à cause par exemple de l’impossible « pureté » des races et des cultures, on extirpera la racine des haines collectives. Celles–ci se déchaînent chaque fois que la pression démographique rassemble sur des territoires trop proches des populations qui ne sont pas égales en fait, ou bien qui ne se considèrent pas comme égales en dignité. Ce qu’il faut, pratiquement, c’est une relative égalité, et une distribution territoriale suffisamment espacée. La seconde difficulté, plus incontournable encore, est que « la lutte contre toutes les formes de discrimination participe de ce même mouvement qui entraîne l’humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles ». Pour combattre le racisme, faut–il abattre toutes les frontières et toutes les barrières?
Avant la mode, on peut dire que Lévi–Strauss a eu une approche « écologique » du problème de l’humanité. L’humanisme qu’il propose « fait à l’homme une place raisonnable dans la nature au lieu qu’il s’en institue le maître et la saccage, sans même avoir égard aux besoins et aux intérêts les plus évidents de ceux qui viendront après lui ». Et vers la fin de « Race et Culture » il écrit aussi : « le respect que nous souhaitons obtenir de l’homme envers ses pareils n’est qu’un cas particulier du respect qu’il devrait ressentir pour toutes les formes de la vie ». On perçoit ainsi qu’un regard écologique sur l’homme et la société aura tendance à privilégier et à désirer préserver les différences biologiques et culturelles. Sera-ce au risque d’incarcérer les individus dans ces différences, en leur interdisant d’en sortir?
Au fond, nous nous berçons « du rêve que l’égalité et la fraternité règneront un jour entre les hommes sans que soit compromise leur diversité ». Tel est le dilemme et la condition tragique dans laquelle nous place Lévi–Strauss : soit l’égalité universelle que permet et empêche la liberté des échanges ; soit la diversité et le différenciation que permet et empêche l’isolement des populations. Car « les grandes périodes créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité ». En ce sens la crise actuelle apparaît comme plus grave, plus radicale, et beaucoup plus révélatrice de la condition anthropologique que l’ancien conflit entre capitalisme et communisme[7]. En définissant ainsi un seuil optimal des échanges, Lévi–Strauss pose clairement le grand problème auquel nous sommes aujourd’hui tous confrontés. C’est cette question que je voudrais maintenant prolonger, en cherchant quelques orientations à partir des éléments actuels de la situation.
La tempête universelle et les cultures dépaysées
Les temps ont donc changé. Dans l’article cité, Ricoeur caractérise cette civilisation planétaire par l’esprit scientifique qui symbolise l’unité de l’humanité, par le développement des techniques qui se sédimentent de manière cumulative mais également qui s’imposent à ceux qui ne les auraient pas encore adoptées, par une forme de rationalité politique qui cherche la séparation des pouvoirs et la négociation des conflits, par une forme de rationalité économique de régulation de la productivité et de la rentabilité, enfin par une uniformisation des modes de vie par la culture de consommation. En 1961, donc, il s’attache à montrer l’ambivalence de ce processus, l’impossibilité de mesurer ensemble le bénéfice d’un progrès véritable et la menace d’une « subtile destruction non seulement des cultures traditionnelles (…) mais du noyau créateur des grandes civilisations des grandes cultures, ce noyau à partir duquel nous interprétons la vie »; et un peu plus loin il écrit: « voici le paradoxe: comment se moderniser et retourner aux sources? Comment réveiller une vieille culture endormie, et entrer dans la civilisation universelle? »[8]
Mais arrêtons-nous sur deux exemples pour mesurer l’étendue du problème et des dégats. Le premier est celui du tourisme mondial. Contemporain et acteur de la situation que nous avons décrite, il a deux visages. D’une part il exprime la nostalgie de paysages perdus : un voyage est souvent une manière de remonter le temps, de revenir « chez soi ailleurs », et en vacances notre enfance nous attend ; il exprime l’aspiration à d’autres formes de vie, pas encore laminées par l’uniformité du marché. Mais dans le même temps il nourrit le marché par ces différences, lui ouvre un nouvel espace d’échanges à exploiter (à un moment où il s’essouflait), et table sans cesse sur les inégalités mondiales qu’il renforce souvent. Il suffit de voir la différence de statut entre les touristes et les travailleurs immigrés. Et le retour aux sources, la recherche fébrile d’une enfance, d’une autre virginité, prennent parfois les figures les plus vénales. On ne sait pas quelles seront à terme les conséquences culturelles, sociales, écologiques, de ce tourisme[9].
Le deuxième exemple est celui d’une société de communication où les grands médias, qui sont devenus les vecteurs tout-puissants de cette « religion du brassage », oscillent entre deux attitudes : 1) reproduire une vision du monde en série, uniformisée et repersonnalisée autour de quelques figures attrayantes, vides et passe–partout; les minorités sont alors marginalisées, et « la communication maximale est à information zéro » (R.Debray); 2) faire de la publicité pour les « langues » et traditions établies les plus spectaculairement marginales, les plus engoncées dans leur différence; ce sont alors ceux qui portent le sens laïc du « bien commun » qui sont marginalisés, ils ne sont pas intéressants parce qu’ils ne font pas scandale et ne sont pas assez attractifs. Entre la civilisation fast–food et la secte ésotérique, il n’y a plus rien à voir; circulez.
Aujourd’hui, le monde est ainsi en gros dominé par deux logiques. Une logique d’uniformisation technique, dont le vecteur est le Marché, qui introduit le « libéralisme universel » contre les forteresses autoritaires, mais qui écrase la diversité des cultures et des modes de vie. Et puis une logique de balkanisation ethnique, dont le vecteur est l’Etat, ou parfois la religion, qui entrave le bulldozer du Marché par les frontières nationales, mais qui incarcère les individus dans des communautés contraignantes. Ces deux logiques sont complices de plusieurs manières. D’abord par leurs excès elles se renforcent l’une l’autre, chacune prétendant réparer les désastres causés par l’autre. Ensuite cette opposition apparaît géographiquement comme une complémentarité entre un centre capitaliste et une périphérie nationaliste; car le libéralisme des pays développés a bien besoin de l’autoritarisme des pays de la périphérie, pour tenir les frontières, empêcher les flux migratoires massifs, réprimer les troubles, etc. Ce sont les effets très ordinaires du système planétaire que cette répartition non seulement économique du travail, mais politique de la distribution du pouvoir.
Les démocraties occidentales ont besoin d’une périphérie non-démocratique. En termes anthropologiques, sous sa forme « marchande » l’échange se nourrit de différences « nobles », et ne laisse derrière lui que l’inégalité économique brute. Comme le rappelle Lévi–Strauss, si les ressources échangées sont trop homogénéisées, il y a deux solutions possibles : soit introduire de nouveaux partenaires (ce fut une des fonctions de la colonisation), soit produire des inégalités. Bref, l’uniformisation des modes de vie par le marché planétaire n’est compensée que par la structure profondément inégalitaire de ce marché.
Il faut remarquer que pendant des millénaires l’échange, au–delà de son utilité économique, avait pour fonction de définir l’appartenance à une sphère d’identité (matrimoniale, économique, militaire, religieuse), dont le modèle était une relative autarcie, une certaine auto-suffisance. Aujourd’hui, la logique de l’échange qui prévaut excède toute identification, et son impératif est devenu universel et sans limite: les humains ne peuvent plus s’identifier par leurs échanges. L’utilitarisme économique y trouve peut–être son compte, mais pas tout ce que l’économie des formes de travail et de vie, de répartition et de consommation, comporte et véhicule de symbolique, et notamment de fonction identificatoire. C’est pourquoi tout le poids du besoin identitaire se porte sur le national, sur l’ethnique, sur le religieux, bref sur tout ce qui ne s’échange pas.
On peut apporter une nuance supplémentaire au précédent tableau qui opposait le Marché et l’Etat, en observant que l’Etat–Nation, rejeté par le capitalisme dans le rôle de vestige quasi–tribal, porte en lui–même la dualité que nous pourchassons. En lui en effet nous trouvons l’Etat, qui est vecteur de rationalité et d’universalité, même s’il s’agit d’un autre « universel » que l’universel marchand: un universel politique, en l’occurence, qui peut prendre la forme de l’idéal civique, ou la forme de la rationalité administrative. Et nous trouvons la Nation, qui est vecteur d’un sentiment d’appartenance: appartenance à une tradition, à une langue, à un style de vie, etc. En ce sens l’Etat–Nation était déjà un compromis complexe, qui semble aujourd’hui dépassé et comme déchiqueté par les deux logiques rivales et complémentaires, qu’il ne parvient plus à contenir.
Cette incapacité est sensible sur le chapitre de la laïcité: la Nation laïque est devenu un cadre trop large, un vêtement trop flottant pour ceux qui demandent de l’identité, et c’est pourquoi la balkanisation profite de toutes les différences, religieuses, linguistiques, ethniques, etc. La laïcité comme urbanité pluraliste est ainsi devenue très fragile dans les sociétés monoreligieuses ou mononationales, qui n’ont en vue que leur identité. Mais l’Etat laïque est devenu un cadre trop étroit, un vêtement trop serré pour ceux qui demandent la modernité planétaire, et le marché mondial continuera à déraciner et à brasser les mémoires, les styles de vie, etc. La laïcité comme identité historique est fragile dans les sociétés irreligieuses ou à religiosité diffuse (j’appelerais cela la fast-religion), qui n’ont en vue que la coexistence urbaine sans friction.
Tout le problème du politique aujourd’hui tourne autour de cette difficile articulation : comment inventer un nouvel universalisme, un nouvel internationalisme, et comment inventer un nouveau communautarisme, un sens du pays et du « paysage », qui soient compatibles? Et ce n’est pas seulement d’un problème du politique qu’il s’agit: de même qu’il ne faut plus laisser au seul marché les fonctions d’universalisation supranationales, mais en inventer les instances politiques de contrôle, de même ne faut–il pas laisser au seul Etat les fonctions d’identification nationale ou régionale, de redistribution sociale: les lieux de vie économique ont à réinventer ces micro–échelles, ces micro–marchés. Au fond, tout le problème consiste à passer de l’opposition massive de deux logiques à l’articulation équilibrée de deux échelles.
Ce débat n’est pas vraiment nouveau, et depuis longtemps l’Europe « balance » entre les Lumières et le Romantisme, entre l’universalisme de la raison et la restauration des traditions. L’Europe est partagée entre le fait qu’elle a été le champion de l’universalité et le fait qu’elle est elle–même dévorée par la machine universalisatrice, qu’elle perd le réseau de différences qui faisait sa propre trame. En ce sens là l’Europe n’existe que comme le grand récit d’émancipation au nom duquel elle planta ses colonies dans le monde, l’Europe n’existe que par les rêves de ses colonies, le rêve américain en premier lieu ; et en ce sens–là aussi l’Europe n’existe pas, et il nous manque un livre sur les profondes différences qui la traversent. Mais l’Europe se découvre immorale dans l’universalité démocratique qu’elle prône, comme s’il y avait une seule forme de démocratie valable en tous temps et en tous lieux! Et immorale dans la multiplicité linguistique ou la complexité culturelle dont elle se prétend le modèle, et qui est un modèle de nombrilisme bien protégé!
Bref, le débat n’est pas nouveau, mais il s’est un peu figé entre : 1) Les tenants de l’universel, qui pensent que l’humanité est une, mais qui reportent souvent cette unité sur l’échelle psycho-pédagogique et quasi évolutionniste d’un développement par stades où toutes les sociétés tendent vers le même état; à cet égard les démocraties libérales ont repris le refrain que nous reprochions tous au marxisme. 2) Les tenants d’un relativisme culturel, qui estiment que les différentes cultures sont incommensurables et indéchiffrables les unes pour les autres, et qu’elles doivent être protégées les unes des autres, fûtce en incarcérant les populations dans leur « écosystème ». Peut-on dépasser cette alternative, inventer un nouveau rapport à l’universel, et découvrir d’autres formes du respect des différences? C’est toute la question, maintenant, que je poursuivrai dans ces deux directions.
Le dialogue des universaux
Il faudrait partir du constat qu’il n’y a pas un pôle d’universalité unique, mais une pluralité d’universaux en concurrence. Prenons l’exemple urbain. Jadis les villes étaient au carrefour de quelques « terroirs » (c’est pourquoi il y a de telles différences morphologiques entre les villes), comme un espace public où l’individu n’était plus obligé de s’identifier par rapport aux seules traditions: un principe supérieur tenait celles-ci à distance, qui faisait fonction d’universel. Chaque ville avait son « universel » dominant. Les urbanisations contemporaines sont à l’intersection de plusieurs cultures citadines; elles portent en elles plusieurs villes concurrentes, plusieurs principes supérieurs: la cité industrielle, la capitale universitaire, la ville marchande, le centre politique et administratif, se trouvent superposées avec les « universaux urbains » mêlés de Cologne, de Vérone, de Chicago ou du Caire. Dans toute grande ville aujourd’hui il y a une pluralité de « villes invisibles » dont chacune cherche à se réaliser. La ville réelle la plus dense en convivialité des universaux serait celle dont les configurations et les réseaux seraient susceptibles d’accueillir une pluralité d’interprétations, tant simultanées (de la part des différents types et styles d’acteurs urbains) que successives (les générations ultérieures devant pouvoir réinterpréter autrement des espaces néanmoins durables).
Or loin de cette confrontation des interprétations, dans les grandes urbanisations contemporaines, il manque ces « espaces intermédiaires » équivoques et qui seraient le lieu de cette confrontation. Ce manque, cet intermédiaire effondré entre le brassage anonyme des masses et la chaleur de l’espace intime, conduit les individus solitaires à rechercher leur « tribu » en oubliant leurs villes respectives, en oubliant les universaux urbains véhiculés par leur propre culture.Les arabes ne cherchent pas à voir la ville arabe, mais un village imaginaire ou un ghetto hélas souvent trop visible. En ce sens–là ce ne sont pas les singularités des cultures qui sont menacées, ce sont leurs universaux. Car d’un côté les différences inconvertibles survivront et se renforceront, précisément parce qu’elles sont intraduisibles. De l’autre côté tout ce qui peut être converti à l’universel marché, à Disneyworld, accèdera à cette universalité là.
Mais ce qu’il y a de visée universelle, ce qu’il y a de teneur vraiment universelle dans chaque culture, ses universaux, voilà ce qui disparaît. On prête trop peu d’importance au fait que nos langues et cultures n’expriment des créations originales qu’en puisant dans les ressources mythiques, esthétiques ou éthiques propres à chacune d’elles, mais tout en les confrontant à d’autres possibles, pour en délivrer la teneur universelle[10]. On prête trop peu d’importance au fait que l’humour est peut–être la chose la plus intraduisible de chaque peuple, et que pourtant le rire est universel au sens où il est quand même communicatif.
Pour sortir du piège que nous avons décrit il nous faut , comme le propose Ricoeur, accepter qu’il y n’y a que des universaux en contextes. Nous n’avons pas accés à l’universel autrement que dans un long débat, à peine ébauché, entre ces « universaux en contexte ». C’est une erreur de croire que l’on puisse accéder à l’universel, ou à l’urbanité, ou à la laïcité (selon les termes du débat), en niant ou en reniant toute appartenance, tout fondement dans une tradition particulière; ou bien en affirmant que le seul fondement possible est l’absence et la perte des fondements (E.Morin). Ce qui gêne dans cette « absence de fondement », c’est justement son universalité immédiate, aisément imposable à tout concurrent. C’est vraiment un fondement trop « indiscutable »! Qu’elle le veuille ou non toute culture comporte, pour reprendre l’expression de Ricoeur dans l’article cité, un « noyau éthico-mythique » formé d’un mélange singulier (on y reviendra dans la dernière partie). Et ce noyau est souvent d’autant plus actif qu’il est nié et non plus critiqué. Je pense notamment à la dimension religieuse de chaque culture, à la dimension religieuse de toute clôture d’un espace social et politique.
C’est ainsi que plus on nie l’enracinement du droit dans son archéologie religieuse, et plus on en est prisonnier, plus on a du mal à comprendre un autre droit. Par exemple le droit moderne et occidental a du mal à comprendre le droit musulman. Il faut simplement le constater: notre accès à l’universel reste métaphorique, pris dans l' »univers » du langage chrétien, ou musulman, ou bouddhiste, etc. Et nos laïcités sont des laïcités en contexte. Ma thèse globale est ici la suivante : les différentes religions, c’est leur immense « avantage » sur les idéologies planétaires qui se sont succédées, et notamment sur l’idéologie « démocratique », sont porteuses d’un rapport à l’universel qui se sait à chaque fois enraciné dans les particularismes d’une langue ou d’une tradition. Pour jouer sur le mot français: les « cultes » sont la mise en scène du noyau de leurs « cultures », de leurs scénarios fondamentaux, qui sont généralement inaccessibles à notre bonne conscience culturelle. Et ces cultes, dans leur visée universelle même, témoignent que nos universaux sont toujours encore régionaux.
Enoncer cet avantage des religions n’est pas abdiquer toute approche critique des préjugés religieux. Au contraire, c’est aussi exiger des religions, si elles veulent accéder au privilège que nous venons de leur accorder, qu’elles acceptent de n’être (à cet égard) que des langues, et qu’il ne saurait pas plus y avoir une religion universelle et unique qu’il n’y a de langue universelle. Si bien même une religion parvenait à s’universaliser, un principe interne de différenciation la conduirait bientôt à se disloquer[11]. Remarquons bien toutefois que ce n’est pas forcément le pluralisme religieux que nous devons leur demander: en elle-même, chaque religion, comme « toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation » (Race et Culture); mais nous devons exiger d’elles le pluralisme civil, car il y a désormais plusieurs « langues de Dieu » mêlées dans nos villes et nos sociétés[12].
Ce pluralisme est possible, parce que les religions savent, d’un savoir intime et non pas théorique, que leurs universaux restent métaphoriques, et qu’il n’y a d’accès à l’universalité qu’au travers des métaphores propres à une langue, à une culture, à une histoire, à un contexte. Seule une longue conversation entre les cultures permettrait d’établir, prudemment, les écarts et les correspondances entre ces « universaux en contexte ». Or il faut avouer que la rencontre des cultures se fait difficilement par ce qu’elles ont chacune de plus universel, car la confrontation des universaux est toujours ce qu’il y a de plus dur, et nécessite de longues et complexes médiations. Celui qui opère de telles médiations ne peut s’installer au-dessus de ces universaux, un pied sur chacun, et la tête dans les étoiles de la transcendance! Il doit accepter son contexte d’origine, pour se dépayser peu à peu, en sachant que le dépaysement est un déchirement.
La connivence des créations singulières
Mais je ne veux pas terminer sans désigner une autre voie, complémentaire de cette interminable et difficile confrontation des universaux, et qui permet le dialogue des cultures sans négliger l’apparente surdité vitale à chacune si elle ne veut pas se perdre dans le bruit de la communication généralisée. Car il existe une connivence de création singulière à création singulière. Les cultures en effet ne sont pas condamnées à répéter indéfiniment leur tradition ou à s’anuller dans l’échange, elles ne vivent qu’en les recréant, qu’en créant à leur tour. C’est l’idée directrice du grand texte programmatique de Ricoeur déjà cité, et auquel je voudrais renvoyer les lecteurs intrigués (p.282 sq.). Qu’est-ce que le noyau créateur d’une culture? A quelles conditions cette création peut-elle se poursuivre?
Le noyau créateur tient à un complexe spécifique d’évaluations, de préférences, de rêve partagé, d’images et de symboles qui « constituent ce qu’on pourrait appeler le rêve éveillé d’un groupe historique ». C’est dans la structure de ce noyau éthico-mythique « ou de cet inconscient que réside l’énigme de la diversité humaine », puisque la condition humaine nous apparaît telle que l’humanité « a pris dans des figures historiques cohérentes, closes, les cultures ». Or à la différence du temps cumulatif du progrès technique et rationnel, le temps des cultures est discontinu et non cumulatif, c’est celui de la recréation qui suppose à la fois fidélité et création, réouverture intrépide des traditions, et risque d’une création qui brise l’image avantageuse qu’une culture voudrait garder d’elle-même. La créativité d’une culture, au-delà de sa capacité de résistance ou d’absorption des obligations liées aux échanges planétaires, tient donc à sa capacité non à répéter le passé, mais de « s’y enraciner pour inventer ».
Comment est alors possible une rencontre de cultures diverses? Ne sont-elles pas incommunicables? La pluralité originaire des langues n’est-elle pas le signe de ce que les humains sont étrangers aux humains? Ricoeur part alors de l’affirmation d’une identité aussi originaire que la disparité, qui s’empare du « dépaysé » comme de l’archéologue, et leur donne à croire qu’une traduction est possible, et que je peux « me faire autre en restant moi-même ». Nous devons aussi « nous dépayser dans nos propres origines »[13], et « pour avoir en face de soi un autre que soi il faut avoir un soi ». C’est ici son passage le plus suggestif: « Lorsque la rencontre est une confrontation d’impulsions créatrices, une confrontation d’élans, elle est elle–même créatrice. Je crois que, de création à création, il existe une sorte de consonnance, en l’absence de tout accord. C’est ainsi que je comprends le très beau théorème de Spinoza: ‘plus nous connaissons de choses singulières, plus nous connaissons Dieu’. C’est lorsqu’on est allé jusqu’au fond de la singularité, que l’on sent qu’elle consonne avec toute autre » (ibid.p.287). Et cette connivence ne peut certes pas s’expliquer en termes universaux, mais elle peut se communiquer; elle est communicative. Cette connivence dans ce que les cultures ont de plus singulier, de plus vif et de plus créateur, « est probablement la grande tâche des générations à venir ».
On vérifie cette connivence jusque dans les religions elles–mêmes : c’est en effet dans la profondeur de la foi, là où l’attestation est la plus vive et singulière, là où elle est le plus créatrice de différence et de singularité, que l’on peut éprouver la plus étonnante proximité avec ce qu’il y a de vivant et de créatif dans la foi des autres. Mais c’est encore plus net avec les créations poétiques, musicales, ou plastiques. Cette aptitude d’un « style » à entrer en connivence avec d’autres manifeste ce que l’on peut appeler l’intuition stylistique: c’est à dire l’aptitude à recréer en soi les singularités rencontrées. Et même si nous ne pouvons pas tout recréer, s’il y a des créations perdues pour nous, et même s’il est nécessaire qu’il en soit ainsi si nous voulons nous-mêmes pouvoir continuer à créer, loin de cracher sur ces belles vies possibles, nous pouvons saluer de loin leur simple existence, leur désirer d’exister.
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)
Publié dans Autres Temps n°52, automne 1996