Dans cette étude, le propos est de comparer la grande période de troubles religieux qui marque les débuts de la modernité, avec la Réforme et la Contre-Réforme, avec la période actuelle, où les rapports entre le politique et le religieux sont en train de se redéfinir diversement. On voit que les plus grands penseurs de la philosophie politique moderne, de Machiavel et Calvin à Hobbes et Milton, et de Spinoza et Bayle à Rousseau, aient dû statuer sur les rapports du théologique et du politique. Et on examine les différents « régimes » théologico-politiques exposés par Rousseau à la fin de son Contrat Social (1762) , en les comparant aux différents régimes de lien Eglise-Etat formulés par le théologien de la résistance au nazisme, Karl Barth, dans un texte de 1937.
La question théologico-politique, naguère
La modernité, tant sur son versant théologique que politique, s’est construite sur la séparation du politique et du religieux. D’une part la Renaissance, préparée par un long travail de réduction nominaliste, et prolongée jusque dans les Lumières, manifeste comment la philosophie descend du ciel des idées pour s’occuper des sciences positives et des puissances terrestres, comme chez Machiavel, Descartes ou Copernic, entrant ainsi en compétition avec l’Eglise pour dire le légitime — d’où les affaires Galilée ou Giordano Bruno[1]. Mais d’autre part, et cela s’appelle la Réforme et la Contre-Réforme, la théologie se dessaisit d’elle-même de domaines dont elle estime qu’ils ne sont pas de sa compétence, pour chercher une place plus libre et plus critique, plus autonome.
En ce sens les protestations de Calvin contre les débordements politiques de la papauté et contre les débordements ecclésiastiques des magistrats, se trouvent sur les mêmes lignes fondamentales que Machiavel. Ce dernier défend sans cesse l’autonomie du politique face à l’Eglise, la religion étant au mieux un appareil idéologique plus ou moins apte à forger une morale civique. Calvin défend sans cesse l’autonomie de l’Eglise face au magistrat : au mieux ce dernier représente un appareil juridique plus ou moins capable de favoriser l’Eglise. Mais il ne doit pas interférer avec la discipline proprement ecclésiastique : le Consistoire a le droit d’excommunier (de refuser à la communion, à la Cène), sans qu’interfère le pouvoir politique. Ce sera l’essentiel du combat de Calvin à Genève, que de défendre les prérogatives de l’Eglise dans les questions « intérieures » de discipline ecclésiastique.
La principale différence, c’est que, partant du même constat de fragilité du politique, Calvin affirme davantage que Machiavel la nécessité de l’institution, c’est-à-dire la nécessité de penser la différence entre le magistrat et le tyran. Il faut penser le magistrat dans sa rationalité propre, irréductible aux jeux de la force et du mensonge sur le clavier des passions humaines. Pour Calvin la communauté éthique est d’ailleurs la société instituante, et le politique comme l’ecclésial sont des formes de la société instituée.
Tout cela ne s’est pas passé de façon précisément douce. Et ce n’est sans doute pas un hasard si la naissance de l’Etat moderne, comme celle du « sujet » moderne, ont été accompagnées de troubles et de guerres de religions. C’est qu’il fallait aussi une mutation du régime théologique — et cette mutation n’a pas seulement été la conséquence, mais dans le même temps la condition de cette émergence[2]. C’est tout l’ébranlement politique du temps de la Renaissance et de la Réforme que cette séparation intérieure, cette désacralisation de l’ordre politique, et cette autonomie des lois « judiciales » des cités humaines à l’égard des lois ecclésiales. On ne le dit pas assez, et c’est essentiel pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, la sécularisation et la laïcité elles-mêmes n’ont pas seulement été subies, mais préparées par un choix « théologique » délibéré, qui a fait la modernité.
Plus profondément peut-être, un nouveau rapport à la cité et à l’Église était alors en train de surgir, car on peut partir, quitter son pays, ou quitter son Eglise. En instituant la possibilité de l’exil Calvin invente une issue à l’alternative de se révolter ou de se soumettre jusqu’au martyre. Dieu n’est pas enclos dans nos lois et cérémonies humaines, il est ailleurs et partout. Les individus sont ainsi déliés pour contracter des alliances nouvelles, des libres alliances, et Calvin prépare ainsi toutes les philosophies du pacte social : le grand conflit de ses interprétations lors de la Révolution anglaise oppose Hobbes qui estime avec les doctrines absolutistes que le pacte a lieu une fois pour toutes, et Milton qui estime avec les dissidents qu’il doit sans cesse être réitéré. Les Eglises et l’Etat larguent ici leurs amarres, avec le grand débat multiséculaire entre les Etats territoriaux centralisateurs, et les empires démocratiques et maritimes, mais aussi le débat entre les Eglises institutions, liées à l’Etat, et les Eglises libres, congrégationalistes.
La question théologico-politique, aujourd’hui
Telles sont les grandes lignes du théologico-politique moderne, de ses nœuds et de ses variantes. Or aujourd’hui, cette séparation se trouve à nouveau profondément ébranlée, comme si elle avait conduit des deux côtés à des impasses périlleuses. D’une part la sécularisation politique a été curieusement concomitante à sa sacralisation : les Etats les plus séculiers, les plus athées (le IIIème Reich, les régimes staliniens, etc) sont aussi ceux qui ont inventé une sorte de religion civile d’un fanatisme et d’un totalitarisme auxquels jamais les religions traditionnelles n’avaient prétendu. D’autre part à la faveur du mythe du dépérissement de la religion (parallèle au mythe marxiste du dépérissement de l’Etat) a proliféré récemment un « n’importe quoi » religieux, des formes de néo-protestantisme, de néo-islamisme, en rupture de transmission avec leur propres traditions, et plus généralement un regain général des rites et des superstitions, bref de tout ce que Bergson appelait jadis les religions « closes »[3]. Nous reverrons tout cela un peu plus loin.
Plus profondément là aussi, il nous arrive quelque chose de semblable à ce qui s’est passé au tournant de la modernité. Pour une période qui semble installée durablement, nous sommes en train de changer de régime à la fois théologique, politique, et subjectif. Nous sommes en train de quitter l’Etat moderne, le sujet moderne, le Dieu volontaire de la modernité, pour passer à un régime que nous ne savons pas nommer, et qui doit être à la fois à la hauteur de la puissance des processus « techniques » de mondialisation, et de la complexité des processus « ethniques » de balkanisation. Voilà notre problème commun. C’est un moment d’autant plus périlleux qu’il s’accompagne d’une profonde dérégulation du théâtre de la guerre. Nous devrons nous souvenir que la guerre civile n’est jamais loin, une guerre qui nous déchire au nom de nos « Dieux », de nos absolus[4].
Il n’est pas si facile de penser un équilibre entre le théologique et le politique. L’Etat veut s’émanciper de la religion, mais il voudrait aussi une religion qui lui soit complaisante et docile. Et l’on voit la tendance de tout Etat à se donner une base religieuse homogène, une sorte de religion civile, pour reprendre les termes de Rousseau, qui cherchait à fonder un vrai patriotisme, une cohérence sociale fondée sur le sentiment d’un Bien commun sacré, mais s’inquiétait de savoir comment le faire sans tomber dans un fanatisme nationaliste. La clôture de l’espace politique suppose une ouverture quasi-religieuse, et semble ne pouvoir se faire que de l’extérieur, par une transcendance[5]. Il ne faut pas sous-estimer ce socle religieux du politique, car de la Rome antique à l’Empire soviétique, nous ne connaissons pas de régime politique, aussi laïc soit-il, qui ne soit fondé sur une sacré, parfois d’autant plus intransigeant que laïcisé.
De l’autre côté aussi on pourrait dire que la religion voudrait un Etat qui lui soit complaisant et docile, mais elle veut aussi liberté de conscience et d’exercice de son culte. Et l’on voit ici la tendance, due à la complexification de la carte religieuse, linguistique et culturelle, par le biais des échanges, des immigrations, de la multiplication des minorités de toutes sortes, à dissocier la religion et l’Etat en accélérant la sécularisation, le pluralisme réel et profond des sociétés modernes. Mais comment le faire sans tomber dans une sorte de relativisme individualiste qui sape tout sentiment d’appartenance ? Et ce faisant, ne fait-on pas bon marché du besoin de clôture de toute société, d’un besoin d’immunité qui protégerait la communauté nationale d’un indifférentisme et d’un incivisme général ?
Mon ambition n’est pas ici de proposer une nouvelle équation qui réponde au problème, mais seulement d’examiner quelques-unes des conditions tant politiques que théologiques qu’il faut prendre en compte pour poser un peu plus à fond la question. Et pour cela je voudrais prendre appui sur deux auteurs, l’un majeur pour la philosophie politique et la tradition laïque elle-même, Rousseau, et l’autre majeur pour la théologie et ce qu’il appelait la dogmatique ecclésiale, Karl Barth.
Figures politiques de la religion
Il est très remarquable que les plus grands penseurs fondateurs de la philosophie politique moderne, de Hobbes à Milton, et de Spinoza[6] à Rousseau, aient dû statuer sur les rapports du théologique et du politique, et sur le statut herméneutique des Ecritures. Selon les usages du texte en effet on peut basculer vers des synthèses césaro-papistes ou vers des théocraties, mais on peut aussi se borner à une sorte de repli intérieur et spirituel, vers des communautés retirées du monde commun. Il a donc fallu, dès Gütemberg, régler les usages des Ecritures, et on voit ces penseurs ne pas hésiter à dire ce qu’ils attendent de la religion.
Je prendrai ici comme fil conducteur le chapitre sur « la religion civile » qui termine Le contrat social (c’est le chapitre 8 du livre IV)[7]. Cet emplacement en épilogue, à la fois dedans et dehors, qui cadre la place du politique par une mise en scène, un bord ou une marge métapolitique, est déjà par lui-même très significatif. Le paradoxe de la laïcité se retrouve ici, d’être à la fois un cadre neutre, extérieur au problème, et une proposition positive sur ce que doit être la religion. Kant utilise ce procédé dans les quatre remarques qui achèvent chacune des parties de La religion dans les limites de la simple raison[8]. Ce qui est d’ordre proprement religieux apparaît comme un discours de la limite.
Après avoir brossé une histoire des différents régimes du lien théologico-politique (avec une critique intéressante des régimes hébreu, romain, anglais, mais aussi un éloge appuyé du régime mahométan initial), Rousseau élabore une typologie des figures du lien entre la religion et l’Etat.
La première est le cas où la religion est de part en part la religion de la cité, une religion politique, une religion des divinités protectrices de la cité. Les dieux sont rois. L’avantage en est la cohésion politique et religieuse, le courage que cela donne aux citoyens. L’inconvénient est le fanatisme dans le rapport aux autres cités, la superstition, et la difficulté à être vaincus, parce qu’on est défaits jusque dans sa confiance religieuse.
La seconde figure est celle qui distingue deux pouvoirs irréductibles l’un à l’autre, le pouvoir temporel du Prince, du Magistrat, et le pouvoir spirituel du Pontife, de l’Evêque. Pour Rousseau, ce régime, qui est le régime qui a dominé l’histoire de la Chrétienté, ne présente aucun avantage, place les humains en perpétuelle contradiction avec eux-mêmes, et ne fonde que de l’hypocrisie, de la violence, et de l’instabilité.
La dernière figure propose une religion de la pure humanité, qui est celle de l’évangile entendu au rebours de toute l’histoire chrétienne. D’un point de vue religieux elle serait la meilleure, mais elle est tellement détachée de la chose politique qu’elle ne saurait servir de ciment à aucune société, qu’elle « laisse aux lois la seule force qu’elles tirent d’elles-mêmes sans leur en ajouter aucune autre », et qu’elle désarme d’avance le citoyen qui ne saura défendre sa patrie que dans les limites que lui autorise l’amour des ennemis.
Sur ce très bref aperçu, on peut déjà faire plusieurs remarques qui devraient rester pour nous comme des maximes à ne pas oublier lorsque nous abordons ces questions. La première de ces « conditions politiques » pour penser le problème est qu’il n’y a aucune bonne solution. Chacune présente des inconvénients spécifiques, et il est remarquable que Rousseau ne propose pas une hiérarchie de ces alternatives. Tout se passe comme si chacune venait tour à tour corriger les deux autres. Même la solution la pire, celle du double régime qui caractérise la chrétienté historique, peut à certains égards apparaître comme la moins mauvaise, ou du moins comme ayant des arguments à faire valoir face aux effets pervers de chacune des deux autres. A cet égard Rousseau est vraiment un auteur des Lumières, qui pense la pluralité du possible, et cette tradition proprement critique a été souvent oubliée dans ce qu’on pourrait appeler l’idéologie française qui accompagne la laïcité.
La seconde remarque est qu’il ne saurait être question, au moins dans Le contrat social (mais la lecture d’autres textes de Rousseau le confirmerait sur d’autres registres), d’éliminer tout rapport du politique au religieux. Il cherche à prouver contre Bayle[9] « que jamais Etat ne fut fondé que la religion ne lui servit de base ». Rousseau ne fonde pas le pacte politique sur la justice, sur la distribution équitable des biens et des charges, ou sur la mutualisation des intérêts. Il le fonde sur une sorte de sentiment amoureux. En son fond, la pacte est affectif. Même la justice en son cœur comporte une dimension de pitié, et l’origine des sociétés est comme l’origine des langues, quelque chose qui ressemble davantage à un consentement amoureux qu’à un pacte militaire ou économique. C’est pourquoi le politique, dans sa rationalité propre, est inséparable d’un fond qui semble affectif et irrationnel, et qui chez Rousseau est profondément religieux. L’amour est ce sentiment ou cette force, parfois terrible, qui rapproche les êtres, leur fait éprouver leurs ressemblances et leur profonde identité.
Que se passerait-il si l’on supprimait ce fond religieux, cette piété, cette pitié, ce fond affectif des sociétés ? Elles vireraient à l’utilitarisme et à l’instrumentalisation mutuelle des humains dans la froideur égoïste des rapports de force — qui ne peuvent fonder aucun vivre-ensemble, aucune volonté « générale ». Or c’est ce qui s’est produit : l’histoire de l’inégalité parmi les hommes est l’histoire de ce refroidissement. Un historien « rousseauiste » comme l’est Michelet raconte bien la Révolution comme cette irruption d’un oublié fondateur. Et ce désir d’enthousiasme, dont Kant aussi a parlé d’une façon positive, fait le noyau mythique du jacobinisme républicain. Il me semble même que c’est ce point difficile que R.Debray avait tenté de penser dans sa Critique de la raison politique. Ricœur l’avait déjà observé dans son article d’Esprit sur « le paradoxe politique », en mai 1957[10]. C’est qu’il n’y a pas de rationalité politique, même la plus formelle, qui ne doive reconnaître sa part d’obscurité, de force irrationnelle. Et le dépérissement du religieux accompagne une sorte de dévaluation de la parole, de perte de confiance dans les pouvoirs du langage, une « décrédibilisation » généralisée. Je ne crois pas plus à la parole d’autrui que je ne lui demande de faire crédit à ma parole. La république ne peut plus compter sur des citoyens civiques et frugaux prêts à endosser l’intérêt général, la démocratie ne peut plus compter sur des militants disposés à donner de leur temps, de leurs forces, de leurs passions pour animer la discussion. Or la vivacité du consensus-dissensus républicain-démocratique avait besoin de citoyens qui prennent les paroles pour des engagements crédibles. La politique peut mourir de froid.
Figures théologiques du politique
La question n’est donc pas uniquement politique, l’autre moitié du chemin est théologique, car ce qui est en cause c’est l’entière équation du théologico-politique, et comme des auteurs aussi divers que Machiavel, Calvin, Hobbes ou Spinoza l’avaient compris, les deux faces sont indissociables : il faut d’autant plus les penser ensemble que l’on souhaite en séparer les registres. Si on ne les pense pas des deux côtés, si on nie la part « théologique » du politique, un peu comme on nierait l’irrationnel spécifique propre à chaque type de rationalité, les registres refusionnent aussitôt : les exemples historiques abondent, de cette sacralisation du politique d’autant plus forte que l’on a refusé de penser la partie « théologique » de l’équation.
Mais de la même façon que la pensée politique doit penser la dimension religieuse, la pensée théologique pense la dimension politique du théologique. Sur ce versant de la question, nous pouvons repartir de la remarquable analyse que le théologien Karl Barth proposait des relations entre « L’Eglise et l’Etat, hier, aujourd’hui et demain »[11]. Ce texte, paru initialement en novembre 1936 dans la revue Evangelische Theologie à Munich, et traduit pour une revue suisse (Les cahiers protestants, avril 1937), est intéressant pour son contexte, puisque Karl Barth, chassé de l’université de Bonn en 1935 par le régime national-socialiste contre lequel il avait rédigé en 1934 la confession de Barmen, et réfugié à Bâle, est précisément en train d’organiser le réseau d’une Eglise confessante — une Eglise qui refuse de prêter allégeance au Fürher.
Karl Barth propose une typologie des « formes que l’Eglise peut revêtir en face de l’Etat ou que l’Etat de son côté peut donner à l’Eglise ». En tant que théologien, il ne s’intéresse pas à ce qu’est l’Eglise pour l’Etat, mais à ce qu’elle est pour elle-même, et aussi à ce qu’est l’Etat pour l’Eglise : une puissance d’ordre à laquelle il faut se soumettre pour préserver le monde du chaos, mais dans les limites invisibles et provisoires que lui assigne la Seigneurie unique du Christ. L’Etat peut assumer ce rôle « avec bonne volonté, indifférence ou mauvais vouloir », et c’est ainsi que « les formes nationale, libre ou confessante de l’Eglise sont en effet des propositions venant du dehors et que l’Eglise doit examiner (…) aucune de ces formes n’est en principe mieux adaptée ».
Suivons cette typologie. Il y a d’abord l’Eglise nationale, où l’Eglise est officielle et attachée à l’Etat. Rien ne l’interdit dans les Ecritures, mais rien n’y oblige, et si une Eglise doit devenir une Eglise d’Etat, elle ne peut le faire que par fidélité aux Ecritures, « et non pour des raisons d’ordre ou de tradition ». Une telle Eglise a justement la plus grande responsabilité de parler ouvertement s’il lui semble que l’Etat trahit — ou sinon elle trahit elle-même pour justifier l’ordre établi.
La seconde figure est celle de l’Eglise libre, entièrement dégagée de l’Etat, et cela ressemble davantage à la forme des communautés du Nouveau Testament (avant Constantin). Le risque est ici que l’Eglise se laisse réduire une société privée qui ne se soucie que des besoins religieux de ses ouailles, alors que « l’Evangile a des prétentions totales et que l’Eglise est par là-même dangereuse pour l’Etat ».
La troisième forme de l’Eglise dans son rapport au politique est celle de l’Eglise confessante. C’est quand « au lieu de soutenir ou de tolérer l’Eglise, l’Etat devient lui-même, ouvertement ou secrètement, une contre-Eglise qui combat la véritable Eglise » — Karl Barth suggère que c’est alors le cas dans l’Allemagne à laquelle il s’adresse. L’Eglise ne saurait ni souhaiter ni refuser de devenir confessante, et si elle le fait par fidélité à l’Evangile, elle sera soumise à la persécution et à la séduction mensongère, elle sera abandonnée par beaucoup, mais si elle tient son cap elle ne saurait sombrer.
Remarquons ici que c’est exactement dans un ce contexte que Karl Barth écrit : « L’Etat anti-chrétien n’est pas encore vraiment anti-chrétien lorsqu’il se borne à user des méthodes d’oppression à l’égard de l’Eglise. Ce que celle-ci doit redouter le plus, ce n’est pas la violence ouverte ou la persécution, mais au contraire la tentation par laquelle l’Etat invite les fidèles à construire, à côté de l’Eglise de Jésus-Christ, une nouvelle, meilleure ou plus belle Eglise —hérétique, parce qu’accommodée au monde ou à la nation. Il sera dur de subir la pression extérieure, mais il sera plus dur encore de résister au sournois mensonge intérieur. Si l’Eglise doit devenir confessionnelle, elle connaîtra de grandes et douloureuses chutes : elle sera abandonnée par beaucoup de fidèles dont elle croyait pouvoir attendre des décisions courageuses. Des scissions amères se produiront. Lorsque la paix règne, on ne se doute pas, dans les Eglises nationales comme dans les Eglises libres, combien grande est la grande attaque au moment où elle survient : beaucoup des premiers deviendront alors les derniers, mais beaucoup des derniers deviendront les premiers. »
Sur ce bref aperçu, on peut ici encore faire plusieurs remarques qui nous aident à pointer les conditions théologiques du problème politique. On observe d’abord que Karl Barth, appuyé sur sa lecture de l’épître aux Romains, prend le temps d’un détour, d’une distance, d’une large respiration, sans doute bien utile dans les temps d’angoisse qui sont alors les siens : « hier, aujourd’hui et demain ». On prend le temps, il ne s’agit pas de dire que la seule Eglise valable est l’Eglise confessante. C’est une question de moment historique. Mais pas davantage pour l’Eglise libre ou l’Eglise d’Etat on ne saurait dire qu’il y a une seule bonne solution, je veux dire une équation théologico-politique parfaite : l’Etat le meilleur n’est toujours pas forcément très bon pour l’Evangile. Le politique varie, et le théologico-politique est ainsi placé sous le sceau de l’examen critique et du provisoire. Chaque formule a ses forces et ses inconvénients — on pourrait même tenter de jeter des passerelles entre la trilogie de Rousseau et celle de Karl Barth. Cette observation est précieuse à rappeler en un temps où chaque Eglise estime avoir le « bon rapport » au politique. Ce rapport est relatif à des situations historiques qui peuvent changer, et la fidélité s’atteste dans ces moments-là.
Seconde observation : il ne saurait être question, pour Karl Barth (y compris pour le Karl Barth qui en 1917-1918 avait vitupéré avec énergie le « Dieu avec nous » inscrit sur les casques ou les ceinturons des soldats allemands) d’éliminer tout rapport de la théologie au politique. Il est trop calviniste pour abandonner cette nécessité d’une institution de l’Etat, distincte de l’Eglise dans son mandat, qui est de préserver l’ordre et l’équité des lois. Mieux, c’est la pierre de touche de la théologie de Karl Barth, que de vouloir penser les conséquences de la théologie pour la politique, de ne pas abandonner la politique aux politiciens technocrates ou démagogues, mais de penser une souveraineté de Dieu qu’aucune puissance terrestre ne puisse borner ni récupérer. C’est un discours de perpétuelle désacralisation de la politique, mais aussi de réinstallation dans la durée politique des consensus et des dissensus humains. Au fond, et contrairement à l’image qui en est restée, c’est d’abord de l’intérieur du politique que les chrétiens doivent œuvrer à l’autonomie de la rationalité politique (une rationalité sans absolu). Et c’est seulement quand toutes les possibilités de modifier le politique de l’intérieur ont été épuisées que l’on peut entrer dans une résistance vigilante et confessante.
Le paradoxe théologico-politique
Tant pour des motifs théologiques que politiques, nous sommes trop longtemps restés captifs d’une alternative ruineuse. Soit il s’agissait de penser l’État, l’institution, dans une sorte de conservatisme politique. Soit il s’agissait de penser la révolution messianique, ailleurs, en dehors d’un vieux monde vermoulu dont il vaut mieux hâter la destruction… Il nous est difficile de penser en même temps l’eschatologie, et donc la résistance, le maquis, et de penser l’institution, l’installation ordinaire, durable, pour plusieurs générations. C’est pourtant cela ensemble que l’apôtre Paul pensait, semble-t-il.
On voit très bien ce double mouvement dans la lecture de l’épître aux Romains proposée par Karl Barth : ne pas affirmer la seigneurie impériale d’une théologie politique, au risque de justifier par la religion une puissance politique quelconque (lecture de 1919), mais ne pas non plus se retirer du politique au prétexte que le monde est mauvais, au risque de tout laisser faire à un pouvoir devenu fou (lecture de 1933). Entre le risque de désaffection du politique et celui d’une sacralisation du pouvoir, il y a un mouvement, un « dedans et dehors ». En mai 1957, juste après le coup de Budapest, le philosophe Paul Ricœur écrivait dans la revue Esprit un texte appelé « Le paradoxe politique » qui se terminait ainsi : « le problème central de la politique c’est la liberté. Soit que l’État fonde de l’intérieur la liberté par sa rationalité, soit que la liberté limite de l’extérieur les passions du pouvoir par sa résistance. »
Mais prolongeons encore un peu ces remarques vers aujourd’hui. Que se passe-t-il quand les Eglises se dégagent entièrement de leurs responsabilités politiques ? Reprenons un exemple historique. La séparation des Églises et de l’Etat en France répondait à un besoin de séparer des sphères foncièrement différentes, que l’histoire avait trop mêlées. Il fallait rendre à César ce qui était à César et à Dieu ce qui était à Dieu, désacraliser l’Etat et rendre aux Églises la liberté critique qui était celle du christianisme primitif. Les prêtres devaient cesser d’être des fonctionnaires publics, les religions devenaient une affaire de choix personnel, et allaient s’entretenir toutes seules. Au début ce fut une libération mutuelle, et les Églises émancipées ont poursuivi leur œuvre en s’appuyant sur la puissance sociologique de l’élan acquis, vaquant libres à toutes sortes d’actions bénévoles. On peut dire que la qualité évangélique des Eglises en a été améliorée.
À la longue cependant l’élan s’est dissipé : les bénévoles se sont fatigués de ne pas voir la relève, le tissu des corps intermédiaires s’est défait, et il ne reste que des militants, de plus en plus mobilisés, « croyants », agrippés à leur fidélité, ou nouveaux convertis par pur choix individuel. On s’aperçoit que ce régime de séparation des Eglises et de l’Etat, qui nous semblait pourtant si conforme à la fois à la modernité démocratique et au message évangélique, favorise malgré nous ce que nos religions comportent de plus crispé, sectaire et insomniaque. Tout cela ne va pas sans une crise profonde de l’institution, entendue justement comme ce qui demeure quand tout repose, comme ce qui est plus durable que nos paroles et actions fugaces. Comme si le présentisme si général de notre époque affectait les Églises en les réduisant à une sorte de charité charismatique ou thérapeutique, sans aucune dimension plus large de mémoire ou d’espérance. La religion meurt de nervosité ou de fuite hors du monde.
On le voit : cette crise « politique » des Eglises n’est pas sans lien avec le discrédit de toute « passion » démocratique. Ce sont des deux côtés le même affaissement dont nous souffrons. Et c’est bien des deux côtés qu’il faudra réveiller des ressources inédites, indispensables au courage et à l’intelligence collectives.
Olivier Abel
Paru dans la Revue Brésilienne de l’Histoire (RBH) Revista Brasileira de Historia, 2012
Notes :
[1] Michel Serres, « Le savoir, la guerre et le sacrifice », in Critique n°367-Décembre 1977, p.1070-1071.
[2] Olivier Abel, Jean Calvin, Paris, Pygmalion, 2009.
[3] Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 1932 (Paris, PUF, 2008).
[4] Olivier Abel, « le conflit religieux fondateur de l’Europe », in coll. L’Europe et le fait religieux, actes du colloque de Rome, préface de R.Rémond, Paris : Parole et Silence, 2004.
[5] Régis Debray, Critique de la raison politique, Paris, Gallimard, 1981.
[6] Baruch Spinoza, Traité théologico-politique, 1670 (Paris, Garnier Flammarion, 2010).
[7] Jean-Jacques Rousseau, Le contrat social, 1762 (Paris, Garnier Flammarion, 2001).
[8] Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la simple raison, 1793 (Paris, Vrin, 1963).
[9] Pierre Bayle, Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ « Contrains les d’entrer », 1686, édité sous le nom de De la tolérance, Paris: Presses Pocket, 1992
[10] Paul Ricœur, « le paradoxe politique », Esprit mai 1957.
[11] Karl Barth, « L’Eglise et l’Etat, hier, aujourd’hui et demain », Les cahiers protestants, avril 1937. Karl Barth y poursuit sa discussion des thèses de Carl Scmitt, Théologie politique, 1922 (Paris, Galllimard, 1988)/