Pourquoi le lichen? Pour son inutilité, pour son insignifiance. Et parce qu’il offre néanmoins une multiplicité incomparable de formes, couleurs et styles. Ces petites taches élégantes, si délicatement ourlées et si obstinément incrustées dans la pierre ou l’écorce, racontent mieux que tout atlas historique la conquête successive des territoires et leur perte, le chevauchement des populations ou la surimpression des différentes manières de faire les paysages. Or il suffit aux lichens (il y en a plusieurs centaines d’espèces), pour développer leurs fantastiques géographies imaginaires, ou leurs audacieuses architectures, d’un peu d’eau, d’air, de roc, et de lumière.
On se demande combien de temps il faudrait pour que les lichens fassent disparaître entièrement un rocher de granite de trois tonnes. Le lichen transforme très peu le monde, et il l’interprète adorablement. Nous les humains, n’avons fait jusqu’ici que transformer le monde : il s’agit maintenant de l’interpréter, c’est à dire de l’habiter, simplement, et selon la pluralité des styles d’habitation et de cohabitation. Sous les mentalités jumelles du communisme et du libéralisme, c’est avec une mentalité archaïque de prédateur que nous avons continué à percevoir la nature comme puissance et ressource infinie, exploitable à merci, alors qu’elle était depuis belle lurette sous notre seule et dangereuse protection. Nous ne pouvons plus croire que l’homme soit seulement « homo economicus » et qu’on puisse tout expliquer et trancher par l’économie, ou imposer à toutes les cultures et à tous les temps une « image de l’homme » unique et réductrice. Ni que le monde naturel ne soit qu’une carrière de matières premières, et que la technique puisse répondre à toutes les questions soulevées par le développement des techniques. Ni que l’histoire ne soit qu’un petit schéma linéaire et « évolutionniste » selon lequel toutes les sociétés doivent passer sous les fourches caudines des mêmes stades et types de développement. Ce sont toutes ces incrédulités qui s’éveillent aujourd’hui contre les libéralistes, comme elles le firent naguère à l’Est, à l’encontre des communistes.
Nous découvrons le prix infini, et la fragilité extrême, de la pluralité des vivants, des cultures et des habitats. Mais où est passé notre éloge du lichen dans ce discours ? Si nous extrapolons à l’ensemble du monde vivant une prétendue loi de la jungle qui est d’abord celle de nos mégapoles affairées nous manquons cette diversité : pourquoi pas la loi de la toundra, de la garrigue ou du désert? Saint-Exupéry raconte les traces d’un fennec dans le sable, allant de buisson en buisson pour prélever quelques escargots sans détruire d’un seul déjeuner le subtil équilibre des habitats. Cette loi du désert jette les bases d’une éthologie de la « symbiose ».
Composé d’une algue et d’un champignon, qui se parasitent, se nourrissent et se protègent réciproquement (l’algue produisant la synthèse carbonnée de la lumière, et le champignon fournissant les sels minéraux, l’ombre ou l’abri), le lichen est le prototype de la symbiose. Cette qualité, qui fait du lichen le premier et tenace habitant de territoires difficiles, en fait également l’un des plus sensibles aux pollutions : le lichen hélas a déserté nos villes. Dommage : ces taches rouille, or, ou aigue-marine, ces petites images rugueuses qui peuvent plisser n’importe quelle surface, ne sont l’image de rien, ne servent à rien, ne nuisent même à rien. De telles choses se font rares.
Paru dans La Croix le 23 mai 1996,
reprise d’un texte paru en 1989 dans un journal protestant
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)