A repasser une fois encore le doigt sur ce vieux pli de tous nos textes, que puis-je espérer? La disproportion, encore relevée par Pascal, entre la logique de la justice et celle de l’amour semble avoir été l’un des noyaux problématiques et moteurs de toute la tradition juive, aussi haut que l’on remonte, et en redescendant, l’une des polarités dominantes de la tradition chrétienne, entre Loi et Evangile, Loi et Grâce. Les livres de Ricoeur la portent sans cesse, comme une tension entre le commandement fini et l’exigence infinie, depuis le retournement paradoxal d’une bonté devenue lâcheté et d’un magistrat coercitif mais seul apte à résister au méchant, jusqu’au récent petit livre sur Amour et Justice[1]. Mais on la retrouve partout où s’opposent une justice résolue à traiter de la même façon les cas objectivement semblables (même si cette notion laisse aussitôt éclater une équivocité que la pratique du jugement équitable doit régler dans chaque contexte[2]), et un amour qui voudrait traiter chacun de façon unique, et refuse l’équivalence par laquelle la diversité et la singularité des personnes est abolie.
D’un autre côté, l’équilibre délicat entre l’amour comme pouvoir et l’amour comme justice, qui rythme l’étude ontologique de Tillich sur Amour, pouvoir et justice[3], s’ordonne plutôt à une relecture de la tradition grecque et des classiques de l’histoire de la philosophie.On y trouve l’idée de la différenciation seconde (libido, éros, philia, agapè…) d’un amour originairement « un » , on y trouve aussi la distinction entre la justice rétributive, distributive, et créatrice, et peut-être surtout l’introduction d’une ontologie du pouvoir ou de la puissance d’être (dynamis et energeia). Mais les deux traditions sont comme toujours déjà mêlées, indissociables, et forment ensemble les grandes configurations de notre culture, les présupposés à peu près indiscutables, car inscrutables, de nos grands débats. En voici quelques exemples pour achever d’entrer en matière.
Si la passion propre à l’amour est dûe à « son impuissance en face de ce qui n’est pas lui; que tout ne soit pas amour, voilà ce dont souffre l’amour »[4], un tel amour ne peut-il devenir terriblement injuste, justement parce qu’il traite l’autre comme lui-même, et non comme un « autre »? N’est -ce pas ce qui fait que le différend entre deux amours, par ce qu’il comporte d’infiniment incommensurable, est ce qu’il y a de plus inexpiable? Et n’est-ce pas l’objet de la contestation même de Dieu (Abraham argumentant contre la destruction de Sodome pour 50, 45, 40 et jusqu’à 10 justes punis avec les méchants) par Israël que ce procès en justice, exigeant un autre amour[5]? Ou bien quand Georges Simmel fait de la prostitution un emblème de ce que l’on appelait au siècle dernier « la question sociale », n’est-ce pas parce que la justice se révolte contre le ravalement de l’amour à l’échange monétaire (équivalent général), ou que l’amour se révolte contre une justice hypocrite qui punit et réprouve les malheureux, et prend à ceux qui n’ont rien[6]? Et ne peut-on, avec Luc Boltanski, distinguer chez Karl Marx la critique socialiste du capitalisme utilitariste et marchand comme ne réalisant pas la justice, et la critique communiste d’une société des désirs artificiels, comme ne permettant pas l’agapè et la libre-réalisation de chacun, car chacun a en puissance de quoi refaire un monde digne d’amour[7]?
Amour, pouvoir et justice selon Tillich
Le sujet ainsi déplié et rendu suffisamment confus, je voudrais commencer par quelques remarques sur l’amour et la justice selon Paul Tillich, et sur l’introduction du « pouvoir » dans cette dualité. L’amour est la question ontologique première (qu’est-ce pour un être qu’aimer, qu’être tout amour?) parce que « l’amour est ce qui pousse à la réunion ce qui est séparé », mais que d’autre part il n’y a pas d’amour sans cette séparation qui est l’expérience même de l’être.Tillich écrit: « la séparation présuppose une unité originelle. L’unité contient la séparation, exactement comme l’être comprend l’être et en même temps le non-être » (APJ p.21). Cette union-séparation ontologique donne lieu à une métaphysique post-critique (psychologie? cosmologie? théologie?), qui tient à ce que tout être a une forme (APJ p.37) et sans cesse cherche à la dépasser vers une autre forme; toute chose « veut accroître son pouvoir d’être dans des formes qui comprennent et conquièrent plus de non-être » et « finalement vers la forme qui comprend tout ». C’est la définition ontologique du pouvoir. Or tout être est fini, et si la puissance est la « capacité à absorber du non-être » (APJ p.29[8]), toute puissance suppose une résistance, une confrontation avec d’autres puissances et d’autres êtres, et il peut arriver qu’un être se perde en se transcendant, « qu’il détruise sa forme donnée sans acquérir une forme nouvelle » (APJ p.37)[9]. La justice, dikè ou logos, est ce qui donne à tout être sa place, sa limite, « la forme dans laquelle le pouvoir de l’être se réalise » sans aller jusqu’à la destruction (APJ p.38). Elle sépare ainsi les êtres les uns des autres en les distinguant, non de manière statique, pas davantage en laissant leurs dynamis se détruire mutuellement, mais selon le dynamisme propre à chacun et à leurs relations, en cherchant leurs correspondances.
Ainsi la justice donne-t-elle « une forme aux rencontres de l’être avec un autre être » (APJ p.38). La justice est la réunion d’êtres qui restent différents, séparés, et entre lesquels il faut trouver adéquation, égalité, liberté mutuelle, et même fraternité (puisque « si la justice est la réunion de ce qui est séparé, il faut qu’elle comprenne la séparation sans laquelle il n’y a pas d’amour et la réunion dans laquelle l’amour est réalisé » APJ p.41). C’est me semble-t-il la raison pour laquelle la justice prend des formes différentes selon les différents niveaux où elle opère: il y a une justice universelle et cosmique, c’est celle du droit qu’a tout être à exister: « la justice est tout d’abord une exigence tacite ou perceptible qu’un être exprime en vertu de son pouvoir être » (APJ p.42); il y a une justice proportionnelle, rétributive ou distributive, rendant à chacun ce qui lui revient, positivement ou négativement, dans le cadre des sociétés humaines instituées ; il y a enfin une justice transformante ou créatrice, qui ne se contente pas de la justice établie, mais écoute la plainte, exige plus que la rétribution, donne et pardonne (APJ p.43 et 54).
On revient ainsi au thème de l’amour, singulièrement éclairé par ce parcours ou ce détour par le pouvoir et la justice. Un amour sans pouvoir ni justice, écrit Tillich, serait une immédiate reddition ou annihilation de soi (APJ p.45), peut-être même une démission de tout pouvoir pour échapper à la culpabilité (APJ p.74). C’est probablement ici qu’il faut situer le nécessaire passage de l’amour par éros et philia, avant qu’il ne se perde en agapè. Le remarquable livre d’Alec Irwin sur Paul Tillich, Eros toward the world rapporte les différentes qualités d’amour (libido, éros, philia, agapè) non seulement au débat de Tillich avec Nygren (sans agapè éros n’est qu’un jeu gratuit, et sans éros agapè n’est qu’une morale morte), ou avec Freud (qui verrait trop éros comme libido soumise à la chute et à l’aliénation, sans y voir assez la bonté originaire du monde, ni la dynamique ultérieure de la rédemption[10]), mais aussi aux deux côtés de la vie érotique et affective de Tillich lui-même. Car l’ambiguïté d’éros correspond à l’ambivalence, dans les figures mêmes de la vie de Tillich[11] entre la créativité érotique, qui tente et essaye et ouvre des possibilités d’être inédites, et la part de destruction où éros fait souffrir et détruit les êtres.
Mon hypothèse est ici que pour comprendre Tillich, il faut raccorder éros au thème du pouvoir, comme la qualité d’amour inscrite dans le désir de jouer plus, d’échanger plus, de recevoir et de donner plus, d’augmenter sa place dans les échanges. Et qu’il faut raccorder agapè à ce qui excède ce jeu et cet échange, le pardon demandé, l’acceptation d’être accepté par quelqu’un qui ne me doit rien, à qui je dois tout, etc. Et l’agapè en ce sens précède et excède toutes les autres formes d’amour; c’est le visage même de l’amour comme création et comme rédemption, comme grâce. Par éros j’entre dans l’universel échange, et j’y augmente mon pouvoir, par agapè j’en sors, je diminue en m’effaçant dans l’amour divin; la philia serait alors le stade intermédiaire, celui de la justice, l’équité que présuppose Aristote dans toute amitié, c’est à dire l’amour capable réciproquement de reconnaître l’autre dans sa différence.
Amour et Justice chez Ricoeur
Paul Ricoeur est philosophe et non théologien, et dans la distance pudique qu’il maintient entre l’écriture philosophique et la lecture des textes bibliques, il est bien moins métaphysicien que Tillich. Dans le petit livre cité en introduction, il part d’un commentaire de textes bibliques, et précisément du choc, en Luc 6 27-31 (non dans des textes ou des contextes différents, mais dans la plus grande proximité textuelle), de deux logiques, de deux rhétoriques opposées, et dont j’évoquais en commençant la disproportion, l’impossible synthèse. Comment coordonner le commandement d’aimer ses ennemis (Luc 6 27), et la Règle d’or de faire à autrui ce qu’on voudrait qu’il nous fasse (Luc 6 31)? Comment coordonner le « si vous faites du bien à ceux qui vous font du bien, quel gré vous en saura-t-on? » (Luc 6 33) et « de la mesure dont vous mesurez il vous sera mesuré en retour » (Luc 6 38)? Comment penser, dire, et vivre ensemble la logique du don surabondant, et la logique de l’exacte équivalence? Avant de venir au motif de cette proximité étincelante, et plutôt qu’atténuer le contraste, Ricoeur préfère développer les traits de l’amour et de la justice les plus irréductibles.
Ricoeur cherche les formes du langage de l’amour qui résiste le plus à l’aplatissement (AJ p.10) et il s’attache d’abord à la louange, qui se réjouit à la seule vue de l’aimé, comme dans le Cantique des Cantiques, et qui (loin de chercher des clarifications ou des qualifications morales) procède par « amplification de sens, assimilations inattendues » (AJ p.14). Il s’arrête ensuite avec Franz Rosenzweig sur « l’emploi troublant de la forme impérative », où le commandement n’est plus loi, mais appel amoureux: « toi, aime-moi! » (AJ p.18); il parle alors de « l’usage poétique de l’impératif ». Tous ces traits culminent dans ce qu’il appelle « la puissance de métaphorisation qui s’attache aux expressions de l’amour » (A p.22), qui jouent sur toutes les analogies et permettent ainsi à l’amour érotique de « signifier plus que lui-même et de viser indirectement d’autres qualités de l’amour » (AJ p.24)[12]. Si je puis me permettre de développer: l’identité du sujet aimant est altérée, bouleversée par l’amour, et s’absente en quelque sorte dans ses variations imaginables. A la seconde personne, l’invocation de l’autre est non moins poétique, comme il apparaît dans la plainte amoureuse ou dans l’hymne courtois, mais aussi dans l’impératif impossible « toi, aime-moi! » A la troisième personne, de chacun des autres, la métaphore, seule, est à la hauteur des singularités que les catégories du langage sont impuissantes à désigner. La poétique de l’amour opère ainsi sur le bord du langage ordinaire.
Il n’est pas inutile de relever ici que « la métaphore vive », et toutes les procédures liées à la « polysémie » symbolique, à l’excès et la surabondance de sens auxquelles Ricoeur attache une si grande importance dans son herméneutique des textes, des métaphores et des récits, semblent correspondre ici à cette rhétorique de l’amour, à cette logique de la surabondance et de l’excès que Ricoeur avait depuis longtemps relevée dans les paraboles et la prédication du Royaume de Dieu.
De l’autre côté la rhétorique de la justice est celle de l’argumentation. C’est la présentation dans un espace communicationnel à la fois ouvert à l’auditoire universel et clos dans des institutions précises (appareil judiciaire disposant d’un monopole de la coercition légitime, mais aussi d’une autorité symbolique reconnue) et dans un temps limité (le temps du procès), d’arguments plausibles, selon des procédures acceptables par toutes les parties (AJ p.28). La justice fonctionne alors comme ce qui assure la répartition des droits et des devoirs, des bénéfices et des charges, de telle sorte que l’on puisse rendre à chacun son dû (AJ p.32). Ce qui fait sa complexité, c’est que cette distribution doit être parfaitement répartie, traiter également les cas semblables, et faire partage, c’est à dire faire reconnaître et accepter des inégalités tantôt dans les « biens » visés par les uns et les autres (inégalités à respecter), tantôt dans les charges supportées par les uns et les autres (inégalités à corriger, en maximisant les parts minimales par exemple comme le propose Rawls, AJ p.36). C’est pourquoi Ricoeur conclut en parlant de la justice dans une société comme de la reconnaissance d’un endettement mutuel.
Il n’est pas inutile de rappeler ici que Ricoeur a toujours insisté sur le pôle institutionnel de la vie éthique, les structures lourdes, les relations longues à travers lesquelles elles se réalisent. Il n’y aurait d’ailleurs pas d’écart métaphorique et singulier sans la régularité du langage ordinaire, et le langage est pour lui l’institution des institutions.
Mais venons-en à la « dialectique de l’amour et de la justice », à la tension qui jette un pont entre la poétique de l’amour et la prose de la justice, entre l’hymne qui exprime la logique de surabondance et la règle formelle qui rappelle l’équivalence et la réciprocité nécessaire (AJ p.40). Pourquoi et comment une telle proximité textuelle entre le « commandement nouveau » d’aimer nos ennemis, et la bonne vieille « règle d’or » de faire à autrui ce qu’on voudrait qu’il nous fasse, ou de ne pas lui faire ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse? Accentuant encore le contraste, Ricoeur voit d’un côté dans le commandement nouveau « l’expression supra-éthique d’une vaste économie du don » (AJ p.44), à la fois rappel de la « donation originaire » de l’existence et d’une Création aimable, rappel du don d’une loi qui raconte « l’histoire d’une libération » des servitudes, rappel de la promesse eschatologique d’une fin où Dieu est « source de possibilités inconnues » (AJ 46). C’est cette profusion de dons (parce que « la grâce surabonde ») qui nous oblige à donner à notre tour, à entrer dans cette logique du don. De l’autre côté, il rattache la règle d’or et d’équivalence à la réciprocité, à la réversibilité de l’agir humain (par laquelle ce que je fais de mal c’est ce que l’autre subit), et il rappelle la connexion de cette parfaite réciprocité (qui doit rétablir la symétrie où règne la dissymétrie initiale de l’échange) avec la loi du talion.
Seul le commandement écartelé du « tu aimeras ton prochain comme toi-même » tient peut-être encore le fil ténu qui raccorde ces deux logiques apparemment incompatibles. Ou bien le sarcasme « ils ont déjà leur salaire », dans la mesure où en bonne logique de justice infinie (aimante) personne n’a jamais son salaire, et où en bonne logique d’amour comblé (reconnaissant) tout le monde a déjà son salaire. Oui, à repasser une fois encore le doigt sur ce vieux pli de tous nos textes, que puis-je espérer[13]?
La dissymétrie, le malentendu agapè-justice, et le don
Pour continuer un instant avec Ricoeur, chacun de ces pôles, abandonné à lui-même, comporte des conséquences inquiétantes: le pur amour peut justifier la destruction de la réciprocité et virer à l’immoralité; et la simple réciprocité de l’échange peut conduire directement à l’instrumentalisation utilitariste[14]. C’est le maintien de leur simultanéité, dans une vive tension, qui interdit leur perversion, et ouvre en chacune d’elle des significations inédites. L’amour réveille l’intention de la justice, la retenue d’une dette infinie, et la justice donne à l’amour les médiations qui lui permettent de s’incorporer, pas à pas, à la réalité des relations humaines[15].
J’ai ici trois perplexités. La première réside dans l’opposition que l’on pourrait faire entre la réciprocité symétrique de la justice qui institue le sujet en lui donnant sa limite, et la dissymétrie sans réciprocité de l’amour. Car la condition humaine, marquée par le fait de la génération, de la suite irréversible des générations, est telle qu’il y a bien une dissymétrie fondamentale entre elles, et non moins fondamentale pour une justice qui doit instituer le sujet en lui donnant cette autre limite, qui est celle de la filiation, irréductible à celle de la distribution horizontale des biens et des charges. Il y a plus: si la règle d’or revient à ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse, avec la génération, le tragique consiste en ce qu’il faudrait ne pas faire à autrui ce qu’on nous a fait et que nous ne voudrions pas qu’il nous ait été fait, et que nous reproduisons justement parce que nous ne le savons même pas. La justice ici travaille à contresens de l’ordinaire: elle ne doit pas rétribuer, restaurer la symétrie et la réciprocité sous la loi de l’équivalence, mais au contraire interdire la symétrie, rappeler la différence des générations. D’autre part, l’amour pour mes enfants, sous la figure de la responsabilité de ce qui est fragile (sur laquelle Ricoeur, commentant Hans Jonas, a beaucoup insisté), s’établit bien dans une sorte d’obligation de justice (laisser un monde tel que la vie après moi soit possible) sans réciprocité assignable. Mais cette première perplexité est encore aisément rejointe par celles exprimées par Ricoeur.
La seconde tient au fait que cette tension entre amour et justice n’est vive que pour un sujet qui porte en lui les deux logiques, croisées jusqu’à ce paroxysme. Mais parmi les humains cette situation s’avère rare, et cette tension insoutenable[16]. J’accorde volontiers qu’elle nous soit demandée, et Calvin par exemple estime que le commandement d’aimer son prochain et son ennemi n’est pas un conseil, une recommandation pour les champions de la foi, mais une exigence inconditionnelle[17]; certes on peut comprendre que chez lui l’amour du prochain s’interprète forcément dans des règles de conduites qui sont celles d’une justice humaine et politique (comme l’amour de Dieu s’interprète forcément dans des célébrations qui sont celles d’une communauté historique)[18], mais cela n’atténue pas vraiment le problème, de notre capacité (personnelle et communautaire) à soutenir cette tension. En effet cette tension entre deux « logiques » si différentes, génère un malentendu permanent, un différend où le régime[19] d’agapè et le régime de justice ne peuvent que se méprendre l’un sur l’autre. Je développe cette perplexité, sur ce différend générateur de conflits insolubles, dans le post-scriptum à ce texte, parce que cela s’applique tout particulièrement aux conflits qui traversent souvent nos milieux ecclésiaux ou associatifs.
Ma troisième perplexité concerne la logique même du don, ce que Ricoeur appelle aussi parfois, reprenant le mot de Paul, l' »économie de la surabondance ». On ne saurait lui reprocher de croire que tous les échanges humains sont réglés par la seule logique d’équivalence, ni que dès que l’on a affaire à la logique du don ou de l’excès, c’est l’extraordinaire d’une grâce divine qui opère. D’abord parce que si le don est comme la tête chercheuse de l’échange, qui permet d’incorporer pas à pas à celui-ci des éléments de dons, contre-dons ou pardons jusque là inaccessibles à l’échange soumis à équivalence, cela signifie bien que tous les échanges humains ne sont que la sédimentation institutionnelle des dons qui précédaient, libérant l’intention de donner pour un degré supplémentaire, encore non-ordinaire. Et il n’est pas entièrement fallacieux de voir l’histoire de la justice aussi sous cet angle-là, même si le développement concommitant de la logique de marché sous le même principe a de quoi laisser effrayé[20].
Mais l’idée de Ricoeur est au contraire de faire droit à tout ce qui dans l’échange humain excède la logique de l’équivalence marchande, utilitariste ou pénale. En employant un vocabulaire proche de celui de l’Essai sur le don de Marcel Mauss, en insistant récemment sur le fait que le vivant, loin de pouvoir être pensé sur le modèle utilitariste selon lequel tout a une fonction et un sens utile, déploie sans cesse des formes et des forces inutiles, ou parfois simplement belles, et qu’il en est de même pour les cultures et les sociétés humaines, Ricoeur s’inscrit dans une tradition anti-utilitariste. Il peut accepter avec Nietzsche que le don soit parfois le comble de la puissance, et s’il n’est pas oublié aussitôt, le comble de la domination; il peut accepter avec la lecture de Mauss par Lévi-Strauss que le don soit encore un échange; il peut accepter avec Claude Lefort que par le don le sujet se distingue de l’objet donné; il peut accepter avec Pierre Bourdieu que le contre-don, pour échapper à la logique de l’équivalence marchande, doive être différé (il est irréversible là où cet échange cherche la reversibilité permanente) et différent (la différence étant à chaque fois le message)[21]; et il peut enfin avec Boltanski refuser de supposer des personnes qui veulent absolument l’équivalence et qui prêtent obligatoirement à leurs dons la propriété magique d’être inéchangeables et d’entraîner un contre-don, car il est des personnes qui ne s’attachent qu’aux personnes (AJCC p.231).
Ma perplexité est ailleurs. C’est que cette logique complexe de l’échange et du don, du mesurable et de l’excès, de l’abondance échangée et de la surabondance encore en réserve, ressemble trop à la logique générale de la croissance, du développement, de la complexification qui est celle de notre société. Comme si l’insouciance agapéenne, celle des oiseaux du ciel et des lis des champs dont parle Jésus à la fin du Sermon sur la Montagne, n’était que le contrepoint nécessaire de l’agrandissement de nos greniers, et de l’augmentation infinie de nos stocks. C’est cette surenchère qui me fait encore revenir sur ce sujet. Car je ne parviens pas à croire que l’amour de l’agapè ne soit pas tout autant « perte » que don, effacement que puissance.
L’équation et le retournement
En proposant ce qu’il appelle une « tension vivante » entre l’amour et la justice, Ricoeur emploie un terme qu’il avait appliqué à la métaphore vive, en tant que rapprochant brusquement, de manière inédite, des termes ou des propositions de monde relevant de domaines habituellement tenus pour éloignés. Une telle tension, si elle peut corriger et modifier chacun des termes, suppose de bouleverser ce que nous entendons habituellement par amour et justice. Et le rapprochement induit est une équation: en un certain sens l’amour « est » justice. Il s’agit d’une affirmation ontologique. C’est ici que nous commençons à nous rapprocher à nouveau de Tillich, si tant est que nous nous en soyions jamais éloignés.
Repartons des textes en question. On pourrait dire que Luc n’est pas si naïf que cela, et que sa stratégie vise à montrer que la justice (« comme soi-même », être jugé du jugement dont on juge) est le noyau de l’amour proposé, ou bien qu’à l’inverse l’amour est l’intention de la justice, son plein développement. On a quelque chose de semblable en Jean 8, avec l’histoire de la femme adultère, où l’argument de la première pierre est à la fois fondé sur le principe de la justice (la stricte équivalence) et developpe des effets pragmatiques qui sont les gestes de l’amour ou du moins de la compassion, du renoncement à punir[22].
On pourrait même aller jusqu’à dire que l’injonction de tendre l’autre joue à son adversaire est à peu près superflue, dans toute société où le courage et l’honneur sont suffisamment prisés pour que nul n’ose se dérober aux coups. Qui donc, voyant venir une giffle, se baissera pour ne pas la recevoir? La plupart d’entre nous préferera encaisser le coup, quitte à le rendre aussitôt. Esquiver le coup, comme Tintin le fait face au méchant qui brutalise Zorrino (Le Temple de soleil), voilà qui serait peu ordinaire, et vraiment sortir de l’échange! Ce n’est pas de tendre l’autre joue, qui est ici inhabituel (les bagarres de films sont de grandes séquences, psychologiquement assez réalistes, de joues tendues), mais le renoncement à rendre en retour, et si possible à rendre davantage, en bonne logique du don de soi et de la valeur guerrière!
Mais soit. Partons encore une fois de l’idée que la justice c’est la réciprocité et l’équivalence, et que l’amour c’est le surplus et le don. La justice aura besoin de l’amour pour une autre raison encore que toutes celles accumulées jusqu’ici: c’est que le plus pur échange laisse toujours une perte. L’échange, dans un système de différences clos, est toujours entropique. La justice est entropique, et ce qui la caractérise finalement c’est sa capacité à faire effacer les dettes, son rythme de prescription[23]. On peut même se demander si ce n’est pas son but. Mais de toutes façons elle n’en peut mais, et ne peut autrement. La justice laisse tout retomber au néant, tôt ou tard. Seul l’amour, parce qu’il est surabondant, est capable de relever et de récapituler en lui toutes les singularités, toutes les différences, que la justice renvoit à l’oubli[24].
Il reste encore la possibilité inverse. Que la réciprocité pure ce soit justement la guerre, la logique des représailles. Si c’est réciprocité, ce sera encore juste. Mais si la stricte réciprocité était impossible? Si l’on rendait toujours plus que l’on n’a reçu? Et si le guerrier, nous y faisions allusion plus haut, donnait toujours plus qu’il ne reçoit? C’est que nous ne pouvons pas négliger ce que j’appelle en éthique l' »effet chorégraphique » et que La Rochefoucauld définissait en écrivant: « on déteste ceux à qui l’on a fait du mal » (on fait du mal, et ensuite de surcroît on déteste). Si la croissance, la surabondance et la surenchère était de ce côté-là, de ce qui empire comme l’ivraïe qui grandit au moins autant que lebon grain[25]? Alors l’amour des ennemis voudrait dire: vous avez des ennemis, vous leur faites du mal, bon; ne les haïssez pas en plus, ne vous laissez pas envahir par cette haîne « de surcroît »; traitez vos ennemis sans surenchère, pratiquez la stricte réciprocité. L’amour serait cette justice-là, incapable d’en rajouter, ou plutôt capable d’ôter du monde cette terrifiante excroissance.
Entre la première justice, entropique, où la réciprocité de l’échange s’amenuise jusqu’à l’oubli et l’annulation mutuelle, et l’autre justice qui pour réinvestir tous les surplus dégagés va croître en complexité, en capacité à différer les échanges, à les différencier, à organiser la mémoire d’abord indistinctement militaire et religieuse, et bientôt politique, économique et encyclopédique, de toutes les dettes et de toutes les trouvailles, que fait l’amour? Il se manifeste justement par la capacité qu’il ébranle en nous à changer de justice. Tantôt il va se déployer (contre une justice réductrice dont l’équivalence serait un retour à zéro) dans la capacité à supporter l’ampleur, le nombre et la complexité des échanges, à l’augmenter, comme l’éros de Tillich. Il désire le multiple, et d’augmenter comme le dirait Leibniz la « compossibilité » de ce multiple, sa capacité à cohabiter dans le même monde. Tantôt, ayant atteint sa limite, la conversion de son désir, il attestera (contre une justice assez compliquée pour tout comprendre) la simplicité d’une justice toute autre, négligeant le jeu complexe et différencié des échanges pour s’attacher à des singularités jusque là inaperçues, comme l’agapè de Tillich. Il désire revenir à l’unité, diminuer, s’effacer en elle. On comprend que ce sont là deux théologies assez différentes, que l’on ne peut pas vivre ensemble si aisément. Mais nous ne pouvons pas vivre l’une sans penser et désirer l’existence de l’autre[26].
Olivier ABEL
IPT-Paris.
Post-scriptum pratique sur les conflits
Entre le régime de l’amour et celui de la justice, il y a un malentendu, un différend qu’il nous faut réfléchir pour ce qu’il révèle des deux régimes, et du basculement de l’un dans l’autre (avec tout ce qu’un tel passage comporte d’émotion). Remarquons d’abord avec Luc Boltanski que la justice suppose la possibilité de généraliser, d’établir des critères d’équivalence générale; alors que l’agapè s’attache à des êtres singuliers et simplement présents, mais dans la plus totale insouciance. La Justice exige la réciprocité, la comparaison critique sur des règles qui puissent s’appliquer dans tous les cas, une mémoire des dettes et des engagements avec des échéances temporelles limitées, un sens égal des droits et des devoirs, une clarté sur ce qui revient à chacun, un certain détachement affectif et un sens aigü de la séparation des domaines. Agapè néglige la réciprocité, ne compare pas, ne revient pas en arrière, ni sur soi, ne prescrit rien, n’argumente pas, efface distinctions, limites et échéances, ne modèle pas sa conduite sur la représentation ni l’anticipation des conduites de l’autre, exagère l’importance de chaque rencontre, n’espère rien et confond tout dans l' »aujourd’hui » de la générosité (AJ CC p.177)[27].
Boltanski a tenté de décrire, assez plaisamment, ce qui se passe lorsque une personne en régime de justice rencontre une personne en régime d’agapè:
« Celui qui est en état d’agapè donne, sans se préoccuper de retour, puis oublie. Celui qui est dans la justice interprète ce don dans la logique du don/contre-don et, incorporant dans le geste de son partenaire une attente d’un retour de sa part, s’efforce de rendre en conséquence en satisfaisant à la règle qui prévaut dans ce cas (observation d’un délai et choix d’un objet différent, de valeur approximativement équivalente). Il attend un retour. Le premier accepte l’offre comme un pur don, qui n’est pas mis en rapport avec ce qu’il a donné au coup précédent, en sorte qu’il n’est pas lui-même tenu au contre-don. Sa conduite peut prendre différentes formes qui ont toutes le même effet. Soit il ne donne rien; soit il donne autre chose sans commune mesure; soit il donne tout de suite sans respecter le délai; soit il laisse passer un grand laps de temps si son partenaire n’apparaît plus en sa présence, etc. Lorsque celui qui se trouve dans la justice reçoit à nouveau quelque chose, il interprète ce geste comme un retour à son propre don. Mais, à ses yeux, les règlesde l’échange n’ont pas été respectées, ce qui le plonge dans le désarroi. Il peut chercher à poursuivre les opérations en s’en tenant à son programme, mais, au bout d’un nombre indéfini decoups, il ne peut plus ignorer la conduite erratique de son partenaire, dont l’attitude étrange n’a aucune raison, nous le savons, de se modifier à ce stade du jeu, puisqu’il poursuit impertubarblement et quelle que soit la réponse qui lui est apportée, son oeuvre d’amour. » (AJCC, p.241-242).
C’est ce qui fait la difficulté du passage de l’amour à la justice: on tombe de très loin, avec un reste interminable de singularité que l’on ne parvient pas à formuler en termes d’équivalents généraux. Ce qui était vécu dans les termes incommensurables de l’économie du don, obligé de se mesurer à ceux de l’échange en justice, ne pouvant exprimer ce que le don avait d’infini, ne peut plus que dire interminablement « on ne m’a pas rendu mon dû » (AJCC p.238). A l’inverse, le passage du régime de justice au régime d’agapè reste aléatoire, car la contagion de l’agapè suppose la possibilité de se détacher des objets donnés, rendus ou échangés avec leur valeur et leur échéances, pour réorienter l’échange vers la personne qui donne ou reçoit, et ne plus s’intéresser qu’à elle. Cette confrontation, qu’elle bascule plutôt vers l’un ou plutôt vers l’autre, ne se fait pas sans soulever une grande émotion. C’est un des éléments importants de ce qu’on pourrait appeler les « affaires » qui secouent régulièrement le monde associatif ou les Eglises, étant donné l’implication « agapéenne » de l’engagement (qui comporte toujours une part bénévole, vécue comme illimitée), mais aussi les obligations de justice qui sont celles de ces institutions[28]. On a alors affaire à de véritables « différends », où se confrontent des logiques hétérogènes, et plutôt que de laisser faire le choc confus et émotif de ces logiques, il faudrait respecter entièrement ce que ces drames révèlent de la communauté elle-même et des compétences qui s’y rencontrent. Comment faire honneur à ces émotions qui nous déchirent? Comment en montrer la grandeur théologique et humaine? Dans tous les cas ce ne sont pas des conflits à liquider, car à les noyer nous perdrions notre sel, la tension que comportent nos Ecritures et nos Dogmes, ces « boîtes noires » qui nous obligent à cohabiter dans ce conflit fondateur lui-même.
[1] Paul Ricoeur, Amour et Justice, Tübingen: JBC Mohr 1992, ici cité AJ.
[2] Chaïm Perelman, Justice et Raison, Bruxelles: éditions de l’université de Bruxelles, 1972, p.155 sq.; c’est d’ailleurs ce qui détermine chez ce dernier le retour à la dimension rhétorique de l’argumentation juridique, en ce qu’elle ne relève ni d’un pur arbitraire, ni d’une logique scientifique de la preuve. Dans un autre texte, Perelman oppose la vertu immédiate de la charité (« sans calcul », soulageant « la souffrance, la première qui se présente, sans tenir compte d’aucune circonstance, limitée « ni par des règles, ni par des conditions ni par des mots ») et la vertu émminement « médiate » de la justice (« qui pèse, qui mesure », pour laquelle « l’individu n’est rien », si ce n’est dans une considération « proportionnée ») (ibid. p.56-57).
Olivier Abel
Publié dans Etudes Théologiques et Religieuses, 1997/4.