Le compromis n’a pas bonne presse. On le considère toujours comme médiocre, sinon immoral et on parlera alors de compromission. Rien pourtant de durable ne s’est fait dans l’histoire sans compromis. Et il est possible que la nervosité actuelle de notre société, son impuissance à disposer d’une mémoire vivante qui la dispenserait de se commémorer indéfiniment, son impuissance à proposer un horizon d’attente partagé qui donne à chacun le sentiment qu’il a le temps, viennent de cette incapacité à inscrire des compromis dans la durée. Car si le compromis est ce qui écarte la violence, c’est parce qu’il suppose de la part de tous le consentement à instituer le conflit. Le compromis, c’est l’acceptation du fait que les désaccords sont indépassables, et qu’il faut trouver un modus vivendi dans le différend même.
En effet le conflit est bon chaque fois qu’il fait apparaître une réalité que l’on refusait de considérer, l’existence irréductible des autres, l’obligation réciproque à tenir compte les uns des autres. Comme le montrait jadis Georges Simmel, le conflit devient violent lorsqu’on veut revenir à l’unité de la société, c’est-à-dire quand on a atteint la limite, le seuil de tolérance aux tensions, au taux de dissensus acceptable. Il s’agit donc de vouloir tout ce qui augmente notre capacité à supporter la tension, la cohabitabilité du monde. N’est-ce pas ce sens proprement politique du conflit enfin honoré et respecté qui nous manque aujourd’hui ? Or le compromis n’est-il pas cette passion pour le compossible, pour rendre possible ensemble ce qu’on croyait incompatible? Et justement, ne fût-ce pas la seule chose qui ait pu sortir la France de ses terribles guerres de religion que l’Édit de Nantes, ce compromis boiteux mais qui précisément a osé inscrire le différend dans la durée des institutions, l’installer dans la géographie ? Je parlerai donc d’une passion pour le compromis.
Accepter la pluralité des mémoires quant à la douleur, quant aux torts, quant aux prétentions initiales durcies par la guerre civile, tout faire pour rendre négociable ce qui ne l’était pas, renoncer à la possibilité d’un point de vue unificateur pour s’embarquer dans la formulation à plusieurs d’une intrigue assez vaste, compliquée et polycentrique pour retarder la spirale des représailles, faire en sorte que tous puissent diversement l’entendre et la dire ensemble, tels sont les gestes du compromis. Parce que les différentes forces et langages (et « forces de langage ») en présence pourraient se détruire les unes les autres jusqu’à la dernière, parce que les humains jaloux préfèrent détruire l’objet désiré (la vérité, la justice, et jusqu’au plus petit des biens) plutôt que l’accorder à son adversaire, le compromis consiste à détourner le face à face par le détour apaisant à un monde des choses. Il installe des objets ambivalents, qui peuvent être employés comme ceci et comme cela, et qui servent donc à transiger sur les vues des uns et des autres, à intriguer, à retarder, à faire écran. Les frontières, les réseaux de déplacement, les institutions, les codes et le langage entier ainsi sont des médiations qui obligent à cohabiter, et qui autorisent la cohabitation.
Il y a très longtemps, c’est à cela qui servit la formation du Canon biblique, cette boîte noire où l’on trouve inscrites ensemble les traditions dont le conflit même est apparu à nos anciens comme fondateur. Tout se passe en effet comme si l’on avait à chaque fois canonisé ensemble les régimes de langage et de communauté entre lesquels le conflit était devenu mortel : le canon est alors ce geste vital par lequel une communauté, au bord du déchirement irrémédiable, place dans la même boîte noire les versions antagonistes, et ouvre ainsi un espace de cohabitation plus dense, plus tendu, qui oblige les rescapés (les vivants) au passage, au compromis, à réinterpréter autrement chacune des traditions, les promesses fondatrices, les différends eux-mêmes, et jusqu’à l’irréversible de ce qui a été souffert.
Naguère ce fut encore le cas avec la laïcité, lorsque les deux grandes traditions qui déchiraient la France ont ensemble renoncé à l’hégémonie. Ainsi les différentes parties prenantes, chacune avec sa tradition, son style d’argumentation, et sa capacité propre d’innovation, ont pu apporter leurs motifs spécifiques au même corps symbolique de croyances, de figures ou de principes communs. C’est d’ailleurs cette voûte pluraliste des croyances, ayant chacune renoncé à se prétendre le pilier, qui structure par sa tension même l’espace de la civilité commune. Et pourtant les compromis sont la chose au monde la plus fragile, si l’on oublie la com-promesse qui les fonde. C’est à cette tâche de remémoration que le politique aujourd’hui peut et doit s’atteler, s’il ne veut pas que nos commémorations, et notamment celle de l’Édit de Nantes, ne sombre pas dans la destruction réciproque des promesses fondatrices.
Paru dans Libresens 1997 n°68, p.224-225
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)