En politique, l’appel à la moralité est à l’ordre du jour, soit que l’on ne prétende plus rien changer « politiquement » et que l’on exige au moins des politiciens honnêtes, soit que la légitimité entière du monde politique soit ébranlée par l’exigence d’un changement plus radical. De toutes façons il est ainsi fait recours à une « autorité » extra–politique, et cela mérite prudence et réflexion.
D’abord parce qu’un tel appel n’est jamais inoffensif, et peut même être parfaitement immoral : combien d’hommes politiques montrent du doigt la paille qui est dans l’oeil de leur adversaire, tout en cachant la poutre qui est dans le leur! Et combien de citoyens, exerçant différents autres métiers et mandats, se scandalisent de conduites politiques qui ne les choquent pas dans d’autres sphères d’activité. Ne confond–on pas souvent des « affaires » qui touchent réellement à la probité personnelle, et d’autres, plus difficilement imputables, qui tiennent au fonctionnement pervers d’un système où le politique, l’économique et le médiatique se chevauchent sans cesse, sans que les limites et les équilibres entre ces pouvoirs aient été trouvés? A l’inverse, ne risque–t–on pas de juger les candidats sur leur morale privée, au détriment de leur valeur proprement politique? Drapé dans sa bonne conscience cet appel surestime enfin souvent la corruption par rapport au nombre de sollicitations et aux risques encourrus par ceux qui exercent un mandat politique. C’est pourquoi nous saluons d’abord les hommes et les femmes politiques pour leur courage. Il faut résister à la dévaluation du mandat politique.
Ensuite parce que ce recours exprime un trouble réel quant à la légitimité même du politique. Ce dernier avait déjà été profondément atteint par ce que l’idéologie marxiste comporte de rejet en bloc de la sphère politique et juridique : les fins (réconciliées) justifiaient l’absence de contrôle public quant aux moyens. Il sort à peine d’une grande vague d’idéologie libérale qui le cantonne dans les antichambres du monde économique : l’efficacité (lucrative) justifie l’absence de contrôle public sur les fins. Les politiciens, comme bien d’autres, ont vaqué à leur intérêt privé. Le recours à la morale signifie alors peut–être, paradoxalement, le retour d’une réfexion autonome sur ce qu’est le mandat politique en tant que tel : qu’est–ce que la représentativité du suffrage, que la fidélité à une promesse ou à des « voix » que l’on porte dans le partage public des discours? Quelles sont les obligations et les libertés du « mandaté », et peut–on dire qu’il « représente » ses mandataires? Quelles sont les règles du débat politique? Qu’est–ce qu’être citoyen, partagé entre son intérêt municipal, régional, national, européen, ou simplement humain, et comment se distribuent politiquement ces contradictions?
Face à constat ambigu, et à ce programme très large de questions, la Commission d’Ethique de la Fédération Protestante de France voudrait pour sa part apporter sa contribution au débat sur deux éléments, l’un proprement sur l’éthique du mandat électoral, et l’autre sur la tension entre deux « théologies » du mandat politique.
Ethique du mandat électoral
Il y a des moments particulièrement difficiles et délicats où l’homme politique est « fragile »: c’est son entrée en politique parce que, candidat, il doit se mettre en avant au détriment des autres; c’est dans l’exercice de son mandat parce que, responsable, il doit procéder à des arbitrages complexes et indécis; c’est à la sortie de son mandat parce que, perdant ou gagnant, il faut bien qu’il arrive à se désengager, à tourner la page, et que rien ne l’y aide. Ce sont ces trois moments pour lesquels nous proposons les éléments de réflexion suivants.
Le courage d’entrer en politique
La vocation politique, c’est d’abord le courage de se mettre en avant, de s’exposer, mais aussi d’assumer le désir de battre ses concurrents et le plaisir de ce combat même. C’est dans la mesure où il ne cache pas ses ambitions que le candidat accepte les procédures et les règles qui sont celles du débat politique. Par ce courage, le candidat assume la dimension polémique de la condition humaine, et manifeste dans l’espace public le fait qu’il y a et aura toujours conflit entre des orientations diverses, entre des intérêts de types et d’échelles divers, entre des désirs et des manières diverses de voir ce qui est « bon ». Par ce courage, le candidat assume la condition pluraliste de l’agir humain, le fait que la pluralité des volontés est irréductible, et l’élément même de la vie politique: sa vocation est d’être traversé et porté par une conviction d’autant plus vive qu’elle doit partager l’espace commun avec d’autres convictions qui ont aussi leur légitimité. Cette conviction consiste à s’estimer porteur d’un intérêt commun qui a besoin de se faire entendre, et dont on estime qu’il n’est pas assez entendu. Faute de cet encouragement à entrer en politique, la politique sera peu à peu désertée par ceux qui ont la compétence, la conviction, et la probité nécessaire à son exercice.
La justesse de l’arbitrage rendu
La vocation de l’homme politique, c’est ensuite la justesse de l’arbitrage rendu. A tous les échelons de la représentation politique, du local au supra– national, le théâtre des véritables conflits se tient souvent en coulisses, parce que les dossiers sont « trop complexes », et sous des procédures mal définies. Or les décisions se font toujours au détriment d’autres options, parfois tout aussi valables, mais moins soutenues par un groupe de pression, ou par l’opinion publique, ou moins visible électoralement, etc. C’est ici que la maîtrise politique de l’ordre du jour et de l’agenda, aujourd’hui trop conditionnée par le calendrier électoral et par les actualités médiatiques, devrait permettre une plus grande accessibilité de tous à l’espace des délibérations. Dans le débat même, un certain nombre de règles déontologiques devraient prévaloir: confronter le plus d’arguments possible, même les plus minoritaires ; développer un minimum de non–contradiction dans les critiques et les justifications que l’on propose : de les admettre également pour soi et pour ses adversaires, et ne pas leur refuser les arguments qu’on a soi–même employés ; ne pas croire que l’intérêt électoral quand on est dans l’opposition soit de porter la critique au–delà du raisonnable, car c’est un facteur important du sentiment que « tout va mal » et cela finit par briser le ressort même du politique, d’évaluer l’agir possible, etc. Par ce sens de la justesse, le responsable politique accepte d’être partagé entre le respect de l’institution, et la capacité à être à son tour acteur de droit : jusqu’où transige–t–il avec la loi pour construire la médiation et le compromis qui fera la justesse de l’arbitrage? Sous contrôle de quel « contre– pouvoir » exerce–t–il cet aspect de son mandat? A–t–il un sens assez aigu de la complexité du juste, de tous ceux qui ne sont pas « représentés », et qui loin, d’avoir des moyens économiques et médiatiques de pression, n’ont peut–être pas même de suffrage qui les exprime? C’est à l’homme politique de pondérer son arbitrage, ou de le faire trancher, par la considération de tout cela, qui loin de rester à la marge, doit être replacé au centre de la vie politique aujourd’hui.
La sagesse de se retirer
La vocation de l’homme politique, c’est enfin la sagesse de se retirer, de se désengager, de ne pas se laisser prendre au piège d’une carrière où l’on entre par conviction et compétence, parce que d’autres vous y appellent, et où l’on reste en cumulant les mandats, parce qu’on n’a plus d’autre « raison sociale ». La dépendance financière mais aussi psychologique d’une carrière politique est un des plus graves facteurs de démoralisation quant au sens du politique, et d’immoralité cynique, épuisée ou résignée des politiciens eux–mêmes. Limiter les mandats et leur cumul, mieux prévoir les « retraites » politiques pour que les candidats n’aient pas pour garants de leur liberté réelle leur seule fortune personnelle, ou leur capacité à « monnayer » leur audience politique dans un poste administratif inamovible, favoriser la distance critique avec leur mandat, le déploiement d’autres horizons et d’autres « rôles » possibles, d’autres manières de s’identifier, voilà des aspects de la vie proprement politique qui devraient autoriser une plus grande simplicité de l’entrée et de la sortie en politique.
Deux « théologies » du mandat politique
Pour terminer, il n’est pas inutile au débat sur la place du politique aujourd’hui, de discerner dans la tradition protestante et depuis la Réforme, une oscillation profonde quant au sens même du mandat politique, du mandat confié au politique selon les diverses présentations bibliques de « la Justice de Dieu » et de son Royaume. D’une part ici le mandat politique ne consiste pas à faire le Bien ni le Bonheur des citoyens, mais plus sobrement à maintenir l’ordre le moins pire, le moins injuste possible. Et dans le même temps il doit exprimer la possibilité d’un « Royaume de Dieu » auquel aucun régime humain ne saurait s’égaler, et il porte ainsi le sens du possible et de la critique de l’ordre existant.
La cité « maintenue »
En simplifiant beaucoup, on peut dire ainsi que le mandat accordé dans le monde protestant au politique oscille historiquement entre le « maintien de la cité » et la « révolution des saints ». Dans la première orientation, qui correspond davantage à la tradition luthérienne dite de la théologie des deux règnes, la cité est soumise à un ordre de conservation, qui ne prétend plus jouer aucun rôle religieux de Rédemption ni d’établissement d’un Règne de Justice. Cet ordre civil prend le monde tel qu’il est, cherche simplement à éviter les maux, respecte les Eglises et les Etats tels qu’ils sont. Il vaut mieux un ordre injuste que pas d’ordre du tout. On pourrait dire que cette cité maintenue est ce qui reste de la cité traditionnelle après la rupture, la profonde délégitimation introduite pas la « grâce » (seule justification). Il s’agit d’un mandat de conservation critique, qui légitime et autorise l’ordre social non par son caractère absolu, mais au contraire par sa fragilité et sa relativité: les humains en ont simplement besoin, et il faut « faire avec » pour le mieux, avec le sentiment aigu que la fidélité au contrat oblige plus que toute force au monde.
La cité « révolutionnaire »
La cité que propose la révolution des saints, dans la tradition calviniste du puritanisme, par exemple, est ouverte à la critique, à l’imagination des formes de cité possibles. Elle vise le monde tel qu’il pourrait être, et elle est le fait de minorités exilées, réfugiées, ou de « colons » légiférant pour des cités neuves et quasi utopiques. On peut critiquer et même révoquer un ordre existant au nom du contrat fondamental qui est le droit égal à contracter. C’est l’annonce d’une nouvelle forme de légitimation civile où la force du contrat est fondée sur le voile d’ignorance intangible que figure la prédestination (l’irréductible ignorance des humains quant à leur salut), et sur la distribution équitable de la responsabilité que cette ignorance implique. Il s’agit donc d’un mandat de réinvention partagée de l’espace commun, visant à convertir l’imaginaire politique, à suspendre les présupposés établis, à ouvrir le sens du possible et de la plasticité des institutions: les humains y ont absolument droit, parce qu’ils sont libres d’imaginer à travers des règles de vie qui restent leurs interprétations et leur responsabilité, une Justice à la fois plus universelle et plus singulière, plus aimante que toutes nos justices humaines.
Chacune de ces figures a ses effets pervers. L’idéologie de la cité maintenue risque de n’être plus que l’idéologie du maintien de l’ordre, l’opium du peuple dont parlait K. Marx, le mensonge qui dissimule les conflits et les rapports sociaux sans possibilité de les exprimer et de les déplacer. C’est le danger d’un protestantisme purement « conservateur » et ne se mêlant en rien aux « affaires » de ce monde, comme le fit trop souvent l’Eglise luthérienne officielle dans l’Allemagne nazie ou stalinienne. L’utopie de la révolution des saints risque de n’être plus qu’une alternative du « tout ou rien », une fuite du réel qui dissout le corps social en le privant de tout appui dans les traditions, normes et symboles de son intégration ; et qui interdit toute action en interdisant tout compromis, tout palier intermédiaire. C’est le danger d’un protestantisme « sectaire », prêt à se battre pour dresser le camp du Royaume de Dieu au milieu du monde moderne.
Pour être citoyen d’une cité en crise, s’il est vrai que le recours à l’éthique est le signe d’une crise du politique entier, il faut que ces deux orientations éthiques se corrigent l’une l’autre. Il faut en même temps se remémorer le sens de nos institutions, venir au secours de leur fragilité et de leur relativité, tout faire pour qu’elles puissent se transmettre et continuer malgré l’ébranlement, et imaginer une autre cité possible, plus réelle déjà que celle–ci, parce que la prophétie et la poétique du possible a bouleversé les attentes, l’espérance, l’horizon même du sentiment politique.
Olivier Abel
Publié dans in Imagine n°10.