« Humains et animaux il les créa »

La manière dont nous traitons les animaux n’est pas sans correspondre intimement à la manière dont nous traitons les autres, et ces autres particuliers que sont nos propres corps et peut-être Dieu lui-même. Quand je dis traiter, je parle du comportement physique que nous leur faisons subir, mais aussi des devoirs que nous pouvons nous reconnaître envers eux, et finalement de la manière picturale ou littéraire dont nous les « traitons », c’est à dire dont nous leur rendons plus ou moins grâce d’exister.

C’est pourquoi l’histoire des lectures de la Genèse sous cet angle serait un bon baromètre de notre situation culturelle véritable. On y verrait probablement l’ébranlement, à chaque nouvelle époque, de ce que nos cultures comportent de plus immémorial, et cette extrême diversité des manières de se rapporter aux êtres. On y toucherait du doigt le fait que si les cultures varient, c’est justement de ne pas placer la nature au même endroit. On y éprouverait qu’il n’y a pas d’anthropologie « naturelle »: on connait déjà en France, entre le style de traditionalité des Lumières et celui du catholicisme français, des façons bien culturelles de faire parler la « nature »; elles divergent profondément de ce qui se passe dans le romantisme allemand, et plus encore de la « nature sauvage » américaine. Bref, toute anthropologie est irréductiblement pragmatique, une façon d’interpréter notre condition d’être au monde, d’y cohabiter avec d’autres interprétations.

Le grand intérêt de la Genèse, et notamment des premiers livres dont on a pu dire qu’ils étaient des fragments de « sagesse » tardifs et narrativisés, est de rassembler dans une symétrie inversée la plupart des figures animales que l’on trouve dispersées au long des livres bibliques: on y ouvre une à une toutes les grandes parenthèses, les grandes portes qui délimitent notre monde. D’abord, à la promesse apocalyptique d’un monde réconcilié parce que les points de vue subjectifs individuels, les « moi » humains, auraient été anéantis dans la gloire de la création retrouvée, correspondent les grosses bêtes qui terminent le livre de Job et le bestiaire des premiers jours de la Genèse. Ensuite, à l’ordre normatif de la Loi, avec la suite de ses alliances rompues et renouées, correspond le geste de la création comme drame d’origine dans la séparation, comme intrigue de différenciation. Nous n’avons pas d’accès direct à l’universalité première, et la rupture est depuis toujours marquée entre l’ordre d’une création édenique et l’ordre d’une histoire humaine soumise à la vissicitude et à l’inconciliable. C’est l’arche de Noé qui donne alors le mot de cette éthique de sauvegarde des différences, chacune « selon son espèce ». Enfin, à cette sagesse amoureuse du vivant qui fait le contrepoint des lamentations ou des hymnes, avec leurs tendres métaphores animalières, correspondent cette condition de départ pour l’être humain, d’être planté parmi les créatures non pas tant pour les dominer que pour les nommer, pour avoir souci d’elles: avoir le souci des êtres qui préfèrent être.

On pourrait ainsi montrer, dans la diversité des figures textuelles comme dans celles des lectures qui s’y installent au fil des siècles, une ample oscillation entre deux figures limites. Tantôt l’animal est créature « intermédiaire » dans la grande chaîne de la Création, avec laquelle il n’a pas rompu. Privilégiant notre appartenance à l’ordre différencié de la création, cette figure nous restitue une confiance joyeuse dans les ressources du vivant, confiance qui pourrait virer au panthéisme sacrificiel. Tantôt l’animal est un des biens du monde offert aux usages humains, et cette instrumentalisation de l’animal-machine n’est pas un trait de la modernité cartésienne ou technicienne; privilégiant la séparation entre l’homme et l’animal, cette figure prolonge les dualismes manichéen ou gnostique, et pourrait virer à la résignation quant à l’impossibilité de sauver « ce » monde. Selon l’orientation que l’on prend, aujourd’hui encore, entre ces deux configurations, ou bien en les corrigeant l’une par l’autre, on sera plus ou moins apte à répondre à deux grandes interpellations qui font cercle.

D’une part, nous avons changé de paradigme quant aux ressources de la nature: jadis inépuisable et toute-puissante, elle apparaît désormais fragile et vulnérable, menacée par la triple-rupture du cycle équilibré des ressources, des déchets, et des générations. Les métaphores de l’abondance ou de la surabondance, de la croissance et de la multiplication, sont désormais à prendre avec des « pincettes ». A cet égard, nous pouvons nous attendre à des lectures bibliques qui proposent non plus une écologie de la réconciliation, mais une « oecuménicité » traversée de conflits entre des points de vue légitimes et s’obligeant les uns les autres à des compromis; pour pouvoir survivre et cohabiter durablement, les différentes « formes de vie » devront consentir à des limitations drastiques et même à des sacrifices, et cela est aussi valable pour les humains (notamment pour les plus riches). Bref il ne faut pas idéaliser l’harmonie naturelle: elle n’est qu’un perpétuel travail d’ajustement, l’effet provisoire de négociations pragmatiques.

D’autre part, les grandes religions monothéistes sont-elles, par leur anthropocentrisme, responsable de la situation de désastre écologique? En plaçant l’homme au centre du monde, et seul à l’image de Dieu, nos religions ont-elles désacralisé le monde animal au point de le dévaloriser définitivement? Ici comme auparavant les religions institutionnelles ne sont pas seules en cause, et l’on voit bien de nos nouveaux philosophes donner à l’Homme une place proprement théologique. Alors, bio-centrisme anti-humaniste, ou anthropocentrisme de la grandeur humaine? On peut s’attendre à des lectures bibliques qui, à l’instar de Jésus à la fin de la parabole du Bon Samaritain, retournent la question. En renonçant à qualifier le prochain ou la victime (n’importe qui, mais présent dans sa corporéité vulnérable), en demandant plutôt qui s’est fait le prochain de celui tombé à terre, on peut retourner le débat, et parler d’un anthropocentrisme seulement éthique. Un anthropocentrisme de la responsabilité. L’être humain n’est en rien le centre du monde, mais du point de vue éthique (et quant à lui) il accepte un responsabilité centrale: non comme un être qui aurait par dignité ontologique tous les « droits », mais comme un être dont les devoirs envers autrui, envers les animaux et envers les choses mêmes, excèdent les droits.

Allons plus loin. Si le premier rapport humain aux animaux est de les nommer, voilà un rapport assez doux! Non pas seulement parce que la parole ne fait pas très mal, mais parce que nommer les animaux suppose la capacité à reconnaître d’autres manières de nommer et d’interpréter la nature que la nôtre. J’ai même envie de dire: ne serait-ce pas l’aptitude la plus élevée de cet être qui est à l’image de Dieu, précisément parce qu’il n’a pas d’image de Dieu, que de ne pas tout voir à sa propre image?

Paru dans Etudes  Nov 1997

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)