« La crise de l’an 2000 »

Il est ridicule d’associer une crise de civilisation et le millénaire d’un comput, chrétien comme ce fut le cas en Europe vers l’an 1000, ou musulman comme on le vit dans l’Empire Ottoman au tournant du 17ème siècle (l’an 1000 de l’Hégire), et qui n’est plus aujourd’hui qu’une convention internationale. D’abord parce qu’on ne voit pas pourquoi prendre un comput plutôt que tel ou tel autre, et ensuite parce qu’on ne voit pas quelle magie peut se loger dans un chiffre, dépendant lui-même d’un système de numération arbitraire. Mais nous fêtons symboliquement les jours de l’an ou de nos anniversaires, et nous en faisons parfois l’occasion de faire le point et de nous demander ce que nous faisons de nos vies. Et Platon, qui inventait de merveilleuses fables pour donner à penser à ses élèves (c’est lui qui inventa l’Atlantide !), proposait le millénaire comme le temps nécessaire pour qu’une âme ait le droit de tirer au sort son existence suivante! Nous voici donc au tournant du millénaire, entre les espoirs un peu fous que notre siècle a fracassés, et l’invasion des peurs parfois irraisonnées qui s’élèvent çà et là. Et nous levons les yeux un peu plus loin que notre affairement ordinaire, nous demandant où cela nous conduit, et si nous pouvons bifurquer autrement.

L’essentiel de ce qui nous arrive, me semble-t-il, peut se ramener à un seul mot, à l’émergence d’un sentiment de « fragilité ». Nous avions cru que la nature était solide et inépuisable et que la techno-science nous apporterait une croissance infinie. C’est sur cet optimisme que le monde s’est reconstruit après la dernière guerre mondiale. Consternés nous savons maintenant que la nature, l’environnement vivant de notre planète, est vulnérable, épuisable, et qu’elle peut très gravement et durablement être polluée et déséquilibrée dans ses rythmes : elle est fragile, entre nos mains, et nous en sommes responsables devant le « tribunal » des générations à venir. Mieux : la connaissance techno-scientifique, dans sa sympathique sobriété, a pu longtemps exercer l’esprit critique contre toutes les superstitions; mais ce qu’elle laisse désormais derrière elle c’est surtout une rationalité purement instrumentale, qui n’a plus grand chose à voir avec la curiosité scientifique, mais qui écrase toutes les différences de cultures, et n’a rien à opposer au magique, au diabolique, à la gadgetisation du religieux. Allons plus loin : le grand combat plutôt réussi de la modernité contre les malheurs naturels (maladies, famines, etc.) ne semble avoir fait qu’aggraver la puissance et la complexité des moyens d’infliger des malheurs artificiels plus terrifiants que jamais (guerres, injustices, etc.). C’est ce retournement dans les résultats de nos meilleures intentions qui est peut-être le plus démoralisant.

D’autre part nous avons cru que les individus et les institutions étaient solides, et nous avons installé le lien social et les institutions sur le libre-contrat ou la responsabilité des individus. Nous faisions même confiance au désir, en tant que tout véritable désir est désir du bon. Mais la responsabilité individuelle ? Aujourd’hui nous découvrons surtout la vulnérabilité des individus, les blessures psychiques et les malheurs sociaux qui les rendent irresponsables, capables de tout parce qu’incapables de répondre d’eux-mêmes, et nous découvrons qu’ils ont besoin de Lois et de symboles qui les dépassent. Le contrat autonome ? Mais, dans la précarité du marché du travail, on voudrait aujourd’hui que nos contrats reposent sur une autorité plus durable, comme assurée par une institution sur laquelle nul ne pourrait porter la main, et justement même pour donner à chacun le temps de constituer et de manifester sa capacité, sa responsabilité, son inventivité. La libre-conjugalité ? Mais jusqu’où ira cette féroce et très individuelle discipline de la véracité ? N’aboutit-on pas à une authenticité seulement narcissique ? Qui ne voit combien les adultes sincères, majeurs et consentants, sont aussi des êtres fragiles, portant dans leurs amours des traînées d’enfance, et peut-on négliger ce qui articule le lien de filiation sans que la conjugalité elle-même n’en soit ruinée à la génération suivante ? Le pire, dans le sentiment actuel, c’est que nous en sommes venus à détester cela même que nous souhaitions si vivement, pour quoi nous avons tant sacrifié, et auquel nous restons au fond profondément attachés, parce que nous redoutons à juste titre le retour d’un « ordre moral » sans pluralisme et sans tolérance à la diversité des mœurs et des désirs.

Quoi faire, alors? Pour revenir à l’an 2000, à ce trouble soudain dans notre rapport à notre propre temps, à son comput comme à ce que nous avions cru être la flèche du temps et de l’histoire, je me demande si ce n’est pas notre rapport même au temps qui est « malade ». Pourquoi n’avons-nous jusqu’ici inventé que des « machines à accélérer » ? Pourquoi désirons-nous nous déplacer de plus en plus et de plus en plus vite ? Pourquoi avons-nous réduit le temps à n’être que l’axe linéaire, homogène, et cumulatif du développement des échanges ? Au fond, aucune révolution, technologique ni politique, ne s’est jamais attaqué à ce « moteur », et toutes n’ont fait que le perfectionner, que le transformer pour qu’il soit plus performant, plus rapide. Nous n’avons fait, sous le prétexte d’une économie efficace, que transformer le monde: il s’agit maintenant de l’interpréter, c’est à dire de l’habiter, simplement, et selon la pluralité des styles d’habitation et de cohabitation. Et que loin d’être un luxe, cet « habiter » est premier par rapport au reste de l’économie, dans sa double entreprise de productivité industrielle et de rentabilité marchande.

Or la productivité à tous prix postule la possibilité d’une croissance infinie, où le monde naturel ne soit qu’une ressource illimitée de matières premières, et où l’histoire ne soit qu’une évolution linéaire où toutes les sociétés doivent passer sous les mêmes stades du développement. Et la rentabilité à tous prix suppose la réduction de l’humanité à l’uniformité de l' »homo economicus » livré à l’immédiateté de ses intérêts et de ses moyens, à l’obligation d’être commensurable au marché, le reste n’étant ni rationnel ni solvable. Au fond sur ces deux points le libéralisme économique continue l’entreprise du communisme par d’autres moyens, et remarquons-le au passage avec tous ceux qui connaissent un peu la réalité du nouvel ordre mondial, il se soucie du libéralisme politique comme d’une guigne: le capitalisme autoritaire, à la chinoise, est probablement une des formes les plus « prometteuses » de l’efficacité économique. Mais pour notre part, nous avons découvert le prix infini, et la fragilité extrême, de la pluralité des vivants, des cultures et des habitats. Et au tournant du troisième millénaire, il est temps pour nous de repartir de la seule chose qui puisse limiter la folle croissance et l’uniformisation morbide: le simple désir de cohabiter, avec ce que les vivants et les humains ont de plus différents de nous.

Paru (en turc), dans Aktüel 2000 n°1, et dans La Croix le 18 Décembre 1998

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)