La laïcité est fragile. De là viennent sans doute à la fois son actuel durcissement chez ceux qui ont peur de la laisser grandir, et sa désaffection chez ceux qui sont prêt à la jeter aux orties. De là vient sa crise plus ou moins occultée, et qui me semble surgir pour deux raisons complémentaires. Soit en effet elle est conçue pour cimenter une identité et unité nationale, mais comme la nation s’avère un cadre trop large et vide pour l’identification, la balkanisation nationaliste reprend ses vieux schémas religieux, intégristes, linguistiques, ethniques, tribaux, etc. Nous avons ici ce qu’on pourrait appeler une crise d' »urbanité ». La laïcité est fragile dans les sociétés mono–religieuses ou mono–nationales. Soit la laïcité est conçue comme une institution de la rationalité étatique moderne, pour faire coexister sans friction des identités ou des communautés multiples, mais comme l’Etat est un cadre trop étroit pour la complexité des échanges à l’échelle de la modernité universelle, celle–ci s’étend (par le vecteur du marché, notamment) en achevant de déraciner les mémoires, les styles de vie, les traditions, etc. Nous avons ici les éléments d’une crise d’identité, ou des identités. La laïcité est fragile dans les sociétés irreligieuses. Et ces deux facteurs sont circulaires. La crise tient donc à ce que l’on n’a pas assez perçu combien il y avait, dans la laïcité véritable, une complexe équation entre le poids spécifique des formes d’identité, avec leur vivacité, et l’exigence de pluralité et d’équité entre ces identités qui fait l’urbanité d’une société. Si l’on manque cette équation entre la force identitaire de l’attestation et le respect pluraliste des réciprocités, cette équation entre identité et urbanité, on manque le ressort fondamental des sociétés véritablement pluralistes.
Une société pluraliste, c’est d’abord une société qui est sortie des guerres de religion. Non pas sortie par en haut, avec la condescendance éclairée de ceux qui refusent de se battre pour des chiffons obscurantistes, mais sortie par en bas, avec l’humilité de ceux qui savent qu’il n’y a pas d’issue aux ténèbres et que les guerres de religion ne sont jamais très loin. C’est donc une société qui accepte, non pas seulement comme un renoncement, une résignation, mais comme une approbation, que le fait religieux, à l’échelle de l’humanité, ne s’est jamais présenté de manière unifiée. Il en est des religions comme des langues: il n’y a pas plus de religion universelle qu’il n’y a de langue universelle, et il n’y a pas d' »espéranto » de la religion. Or ce défaut d’universalité ou d’unification religieuse n’est pas seulement un fait: pour nous c’est une valeur.
Devant la pluralité religieuse, le sentiment que « cela est bon » est la source véritable du sentiment oecuménique. L’oecuménisme, à l’âge « oecologique », doit accepter la diversité des manières d' »habiter » l’espace religieux. Il n’opère pas par synthèse autour d’un centre ou d’un sommet synoptique qui s’élèverait au–dessus des différences, mais par multiplication des « signes » de reconnaissance. C’est en effet dans la profondeur de la foi, là où l’attestation est la plus vive et singulière, là où elle est le plus créatrice de différence et de singularité, que l’on peut éprouver la plus étonnante proximité avec ce qu’il y a de vivant et de créatif dans la foi des autres.
Une société pluraliste, ici, c’est donc une société sécularisée ou plutôt une société laïque : mais pas forcément au sens français du terme, car dans des contextes culturels, historiques ou géographiques différents, de nombreuses formes de sécularisation ou de laïcité ont été inventées, qui forcent l’admiration. Il faut que l’Occident cesse de croire qu’il a inventé la sécularité ou la laïcité : sans quoi cette forme institutionnelle de la pluralité religieuse ne serait plus qu’un vecteur du colonialisme. Sous ce nom ou sous un autre, la laïcité est un principe d’équité entre les confessions religieuses (au sens large), qui consiste à ce qu’elles renoncent ensemble et simultanément à la prétention hégémonique, à la prétention chacune à être l’unique pilier du Vrai ou du Juste. Ce qui fait la solidité de la structure laïque, c’est comme ce qui fait la solidité d’une voûte : le poids, la pression réciproque exercée par la pluralité des témoignages, des confessions. Si les attestations étaient sans force, sans capacité à rouvrir leur propre mémoire pour inventr à nouveau, sans véhémence, sans sincérité, la voûte de la société laïque ne tiendrait pas. C’est ce qu’on a souvent oublié, et qui fait la fragilité de la laïcité aujourd’hui. C’est cela qui la place sous notre commune sauvegarde.
Paru dans La Croix le 7 Nov 1997
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)