Tel se souviendra des “leçons de choses” de son enfance écolière, les doigts tachés d’encre et l’odeur de l’échantillon de chose distribué par l’instituteur. Tel se souviendra des “leçons de ténèbres” de la semaine sainte, les lumières s’éteignant peu à peu à chaque reprise de la lamentation sur Jérusalem, Jésus secouant la poussière de ses sandales, l’être humain poussière et retournant à la poussière. J’écrirai ici je ne sais, dans l’intervalle et l’indécision entre ces deux registres : notre rapport à la poussière est si incertain, si volatil, si négligent ensemble qu’agacé ! Pourtant : dites-moi comment vous traitez la poussière et je vous dirai (laisserai dire) qui vous êtes. Car n’est-ce pas l’un des traits les plus constants des communautés humaines que d’être fondées dans un combat commun contre elle. Cette communauté de phobie s’accomplit de nos jours dans un monde du high-tech et de design, d’où la poussière est chassée comme du paradis: la poussière n’a pas lieu d’être au royaume du dessin animé et du virtuel. Au point qu’on peut se demander si la poussière n’est pas un indice pour distinguer le simulacre (qui se prend pour le réel) de la « vraie » image (qui désigne en elle ce qui est absent): ce qui ne comporte pas de poussière est faux, cela n’existe pas; exerçons notre regard, notre odorat pour le distinguer au premier coup. La phobie toutefois peut s’inverser en adoration, et l’archéologie qui exhume, de la poussière générale et insignifiante, des poussières reliques et sacrées, n’est-elle pas (pensons à Jérusalem) un stratagème pour fonder sur la poussière même les frontières les plus dures, les plus durables, celles pour lesquelles il faudra verser le sang ?
À côté de la phobie nous trouvons l’émerveillement de l’enfant condamné à la sieste estivale, voyant la poussière danser dans les rais, prismes et lasers, tombant d’une persienne mi-close. Et du physicien penché sur les corpuscules aléatoires, puis renversé vers les poussières d’étoiles. Ou simplement, dans la profonde Afrique, jour et nuit, les pieds nus par milliers passant doucement dans la poudre tendre des sentiers. Ce qui fait problème, dans cette diversité, c’est que n’existe vraiment pour nous que ce que nous percevons, et que nous ne percevons que ce que nous nommons : or il n’y a pas de noms spécifiques pour ce “reste” universel. C’est un résidu intraitable, uniforme, sans standard possible, et absolument inéchangeable. Sans valeur, la poussière est à peu près invisible, à peu près sans goût, elle ne fait pas de bruit (elle n’est que le reste de tous les bruits). Ce n’est pas un solide, ce n’est pas un liquide, ce n’est pas un gaz, et néanmoins la poussière peut être décomposée par la gravimétrie qui révèle son hétérogénéité, ou diversement magnétisée par l’électricité statique. On découvre, on découvrira de plus en plus, la richesse indéfinie de ces résidus insignifiants de l’histoire universelle, de ces déchets trop infimes pour être encore retraités, mais trop gros pour intéresser les microscopes. Elle a beau passer pour rien, pertes et profits, elle manifeste néanmoins sa discrète présence par l’inclination qui est la sienne à s’arrêter aux discontinuités physiques qu’elle souligne : les fils, les surfaces, les plis, les coins. La poussière informe révèle les formes. Quand donc fera-t-on des objets d’arts capables d’accueillir la poussière ? Et pourquoi nos habitats modernes lui sont-ils devenus si intolérants ?
C’est peut-être que la poussière est ce qui reste là où il n’y a plus d’énergie, plus d’information, plus d’organisation : toute chose laissée à elle-même, tôt ou tard, tombe en poussière, et sinon ce serait la fin de ce monde, ou Dieu. La poussière est alors le signe déposé sans cesse et partout de l’universelle entropie, d’une perdition à laquelle nous ne savons pas nous résigner, d’un thème absent auquel toutes les variations devraient un jour retourner. Serait-il possible de prendre ce signe à rebours ? Si la poussière est l’écume des choses, la rumeur du monde des choses, n’est-elle pas comme nous l’envisagions plus haut la seule preuve de l’existence de ces choses, ce qui fait que les choses ne sont pas de pures formes, de simples objets à employer. Même le vieux Platon, toujours plus large que le doctrinaire du monde des idées qu’on nous enseigna, fait dire à Parménide qu’on doit chercher une idée du poil et de la poussière, et pas seulement de la justice ou du triangle. Et Jésus, aux pieds des accusateurs de la femme adultère, non face à face mais vis à pied, traçait des écritures non sur les tables de la loi, mais dans la poussière un peu sale de nos existences. Notre sollicitude pour la poussière, parfois, révèle en nous une tendresse qui ne s’attache plus à ce qu’est ceci ou cela, mais à ce qui est. Oui, l’une des rares preuves de l’existence.
Paru dans La Croix le 8 novembre 1996
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)