Calvin jadis avait opposé le Dieu de la Création au Dieu des cosmologies médiévales, et glissé un doute coupant quant à la continuité entre le Dieu biblique et le Dieu de la métaphysique. Aprèes lui, la Genèse chante la gloire de Dieu et les sciences bientôt autonomisées s’occupent d’un monde profane et désenchanté. Puis Pascal, dans son « Mémorial de la Foi », opposa le Dieu des philosophes au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et la rupture fut consommée, qui continue encore. D’un côté on aurait un Dieu– concept, un postulat du système, sorte d’irrationnel minimum à la fondation ou à la clé de voûte de toute construction rationnelle. De l’autre, on aurait le Dieu vivant qui fait passer son peuple, peuple que ce passage même à travers l’épreuve élargit peu à peu aux dimensions d’une histoire du salut universelle.
Déjà pourtant chez Descartes lui–même, héritier en cela de Calvin, il serait malhonnête de ne pas voir que la place occupée par un discours théologique rationaliste reste blanche, vidée de toute spéculation. C’est un postulat en creux en quelque sorte, et cette tendance « agnostique », au sens fort, de sa philosophie, bien accueillie dans le monde protestant, se retrouve diversement chez Kant et Kierkegaard et tout près de nous, chez Wittgenstein. Quand celui–ci parle de l’élément mystique, il se borne au précepte « ce qu’on ne peut dire, il faut le taire ». Cette tradition philosophique a plus d’affinité avec les théologies « négatives », qu’avec celles qui n’ont cessé de spéculer sur la cosmologie que pour continuer à spéculer sur l’histoire ou la psychologie qu’elles viendraient « sauver » du désastre. Contre le bavardage des « grands récits » historiques (avec le Dieu du progrès, de l’émancipation, ou de la communication) et contre celui des théologies thérapeutiques (où la Loi et l’Evangile ne sont plus qu’une petite technique de guérison), une philosophie critique rencontre ici une théologie contemplative. La convergence dans un commun « silence » à propos de Dieu serait alors la seule manière de dire la même chose.
Reste que chez les esprits philosophiques, l’interrogation sur Dieu briserait toute réponse, tandis que pour les âmes théologiennes ce serait l’appel de Dieu qui briserait nos réponses. Le silence ne suffit donc pas à définir une communauté, c’est la commune interrogation ou le commun appel qui le peuvent. Une autre démarche est alors possible. Plutôt que de chercher le silence ou la voix unique pour parler de Dieu, accepter que Dieu suscite de multiples voix. On pourrait d’ailleurs observer que personne ne parle jamais de la même chose, mais cette tentative serait à peu près équivalente de celle qui aurait affirmé plus haut qu’au fond tout le monde ne parle jamais, au bout du silence, que d’une seule et même chose. Dans la multiplicité des voix, on arrive parfois à un point de confusion où des philosophes se révèlent théologiens, sans le vouloir, et réciproquement. Contrairement à notre culture française qui les sépare au couteau, bien malin celui qui dans l’histoire de la pensée et dans son actualité même, pourra faire le tri généalogique entre les interrogations de l’un et les invocations de l’autre.
C’est ainsi très pragmatiquement que des philosophes montreront qu’on ne peut parler de quelque chose sans que ce soit cohérent avec une « forme de vie » entière, sorte de règle du jeu qui définit pour chaque parole la recevabilité qui lui est propre.Et qu’il y a non pas deux manières de parler (la rationnelle et la mystique), mais des multiples, qui ont des visages différents. Des théologiens en retour montreront dans la Bible ue pluralité de langages : narrations, prophéties, législations, proverbes, prières, hymnes, formules liturgiques, dialogues, lettres, écrits sapientiaux. Loin de devoir laminer cette diversité des textes, des expériences de foi ou des communautés sous une seule théologie, cette diversité peut ainsi être retenue et relevée. Tout cela ne désigne pas une confusion entre philosophie et théologie, mais le point où la limite de l’une rencontre l’espérance de l’autre, dans le commun refus d’une synthèse où Dieu viendrait boucler une prétention totalitaire. Parler de Dieu, pour les uns et les autres, c’est rompre avec cette prétention humaine à mettre la main sur la Vérité.
Paru dans En compagnie de beaucoup d’autres Paris: Les Bergers et les Mages, 1997
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)