Allons nous voir paraître une énième réforme purement éléctoraliste, pour minimiser les voix du Front National sans les discuter, ou prendrons-nous enfin le taureau par les cornes? L’un après l’autre, les grands débats qui pourraient mettre réellement l’Europe en cause sont éliminés, sans même que les « partisans » de l’Europe aient compris que c’était la justification de l’Europe qui était ainsi éliminée. Car l’euro-scepticisme se nourrit de l’euro-dogmatisme, c’est à dire de l’impuissance à critiquer, à discerner ce que l’on peut et ce que l’on ne peut pas attendre de l’Europe. Au plan politique, en effet, il serait vital que l’Europe s’arrache à son écrasement entre un plan technocratique et un plan démagogique, qui vont de pair. Pourquoi l’écrasement du débat sur l’Europe dans ces ornières roule-t-il pour le Front National? Parce que ce dernier campe sur une marge qui oriente toute la problématique. Il est le maître des questions, à charge pour les autres, plus « responsables », de gérer la technocratie complexe des réponses.
D’où un infernal partage des tâches, qui élimine tout débat proprement politique. Le plan de l’administration technocratique, d’un côté, cherchera l’efficacité d’un consensus minimal sur le choix des moyens, éventuellement en dehors de tout débat sur les finalités. Le plan de la rhétorique du corps social et de ses souffrances, de l’autre côté, manipulera plutôt le désir social d’unanimité, éventuellement dans l’exclusion des autres. Mais au plan politique, disons-le brutalement, l’Europe ne peut être fondée que sur un désaccord premier, un désaccord accepté, institué, réglé. D’une certaine manière, et que nous le voulions ou non, nous sommes tous « partisans » de l’Europe: mais pas du tout de la même, et nous ne le savons même pas tellement nous en parlons peu. Et nous sommes tous aussi des anti-européens. N’est-ce pas le caractère d’une communauté durable, pourtant, que l’on puisse y appartenir pour des motifs non seulement divers, mais même contradictoires?
Prenons quatre exemples d’oppositions entre ces figures de l’Europe. 1) Autre chose est de demander à l’Europe d’être le champion d’un libéralisme vraiment universaliste, c’est à dire d’un vrai libéralisme politique (tant le libéralisme économique s’accomode souvent trop bien d’un autoritarisme politique) et ayant renoué avec les grandes intentions inachevées des Lumières, notamment dans une défense vigilante des droits de l’Homme. 2) Autre chose à l’inverse de lui demander de déployer son talent dans le maintien et l’invention des montages institutionnels qui protègeront et libèreront la vitalité plurielle des cultures, langues, nations, paysages et formes de vie désormais indémêlables sur notre petit cap: comment soutenir la vitalité d’une minorité, ou entretenir un paysage rural ou urbain unique? 3) Autre chose encore de lui demander d’assumer une responsabilité politique à la hauteur de sa puissance, de son importance géopolitique réelle, et notamment des engagements offensifs qui devraient être les siens par rapport aux grandes urgences planétaires: je pense aux urgences écologiques, mais aussi aux défis comme la drogue, les réseaux mafieux et leur puissance financière, etc. 4) Autre chose enfin de demander à l’Europe de proposer un modèle de société et de solidarité plus réellement alternatif aux modèles existants ailleurs dans le monde, qui ne serait pas fondé sur les redistributions d’une croissance dont l’Europe sait d’expérience qu’elle n’est pas infinie, mais sur l’incorporation à tous les niveaux du sens des limites de celle-ci et de la réorientation de nos activités, peut-être à partir d’un véritable droit civique au logement.
Or qu’est-ce qui empêche ces grands débats, et tant d’autres, d’apparaître sur la scène politique européenne sans être bientôt rabattus sur une opposition gauche-droite dont on voit bien, à cette échelle, le peu de pertinence? Il me semble que c’est entre autres l’effet pervers du système électoral allié à notre forme de multipartisme. Disant cela j’en mesure la gravité, car il s’agit bien des fondements de notre démocratie. Longtemps le système électoral des démocraties représentatives est apparu le moins pire. Il responsabilisait et faisait participer les citoyens aux décisions politiques, tout en maintenant une distance critique nécessaire à la résistance aux abus du pouvoir. En d’autres termes, il engageait pour une certaine durée, mais de façon toujours révisable et non-irréversible. Mais si bref que soit la durée d’un mandat, il est toujours assez long pour permettre la corruption, et jamais assez long pour mettre en oeuvre des actions durables, pourtant urgentes, mais qui supposeraient l’électeur capable de lever son nez de ses intérêts immédiats.
Donnant sa « voix » unique, l’électeur peut-il comprendre combien ses propres intérêts varient selon leur échéance temporelle, ou selon l’échelle du choix (local, régional, national, européen, planétaire)? Quand il donne sa voix à des partis qui se présentent sous les mêmes étiquettes à tous les échelons, et qui n’exposent pas les contradictions qui les travaillent, comment peut-il apprendre à porter en lui-même le conflit des voix qui constitue pourtant sa citoyenneté elle-même? Comment faire pour que la voix donnée suffise à ce que l’électeur se sente responsable, impliqué dans la décision, tout en lui donnant « en même temps » (et pas seulement comme opposant ou dissident) l’obligation d’une réserve critique? Comme si par exemple la protection écologique d’un environnement régional n’était jamais en conflit avec un intérêt écologique plus global; ou comme si une option nationale claire gardait sa clarté à l’échelle locale et à l’échelle européenne.
Certes si les citoyens avaient intériorisé cette pluralité des « voix » qui partagent chacun d’eux, ils seraient directement capables de déchiffrer en quoi les orientations des grands partis sont des compromis complexes entre ces échelles et ces sphères. Les partis ne seraient pas obligés de gommer ces désaccords, et d’apparaître comme incompréhensiblement à la fois « nationaux », voire chauvins, et « libéraux », voire dérégulateurs. Et nos institutions politiques, média compris, afficheraient plus volontiers ces conflits et ces complications. Mais comme ce n’est pas précisément le cas, et en attendant ces jours meilleurs où le conflit des échelles de démocratie se sera exprimé et installé, comme pacifié dans des institutions politiques de cette pluralité, il faudra peut-être en venir à interdire à tout parti politique de se présenter avec la même étiquette à l’échelon européen. Cette interdiction pourrait être temporaire, le temps que des cercles de réflexion ou d’initiatives issus des partis classiques, mais aussi de la presse et des associations, tracent les figures d’un débat où les candidats aux élections européennes explicitent leurs options. Mais sans cette coupure brutale, jamais sans doute l’Europe proprement politique ne sera mise au monde. Ainsi des débats proprement européens pourraient se déployer, où les européens, qui sont tous aussi des anti-européens selon l’Europe dont on parle, pourraient se reconnaître, c’est à dire se partager et s’opposer comme européens. C’est ce conflit, actuellement confisqué et occulté, qui manque à notre capacité à vouloir enfin quelque chose ensemble.
Paru dans Esprit n° 8-9 1998
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)