La fraternité est la vertu par laquelle des contemporains dont le conflit pourrait être d’autant plus tragique qu’ils sont égaux et ressemblants, acceptent de différer ensemble.
Un exemple? Il y a trente ans, lycéen de 15 ans, j’habitais à la Butte Rouge une cité HLM dans la banlieue sud de Paris, où mon père était alors pasteur. Nous avions une vieille 2CV et je me souviens d’avoir eu honte de notre voiture devant mes camarades des quartiers riches de Sceaux. Lorsque les évènements de Mai 68 furent passés, je m’aperçus soudain que je n’avais plus honte, et que toutes ces choses-là n’avaient plus d’importance. Indifférents à nos vêtements, à nos logements, nous passions nos nuits à discuter de textes de Jean Giono, de Claude Lefort, de Paul Ricoeur. Je n’ai pas aimé la promiscuité libérale de Mai 68, mais j’éprouve une profonde gratitude pour la fraternité ainsi permise, le sentiment d’être autorisé à différer.
Au sortir de « temps sombres », Hannah Arendt reprochait à la fraternité de liquider la pluralité humaine dans le seul rapprochement des persécutés, des exploités ou des exclus. Si la fraternité est la vertu d' »humanité » ramenée à la compassion pour tous les semblables (ce qui n’est déjà pas si mal), il lui manque la dimension proprement politique d’un espace public qui autorise vraiment la pluralité, et qui installe les désaccords dans un cadre durable. C’est pourquoi, à l’aube du XXIème siècle, loin de liquider les conflits et de faire ainsi le lit des futures tragédies, il faut insister sur une fraternité qui comprenne le désaccord et lui fasse place dans le lien social qui rassemble les contemporains.
Olivier Abel
Publié dans Expo de la Mission 2000