À quoi remarque-t-on une culture vivante ? Les uns, le regard fixé sur l’horizon de la mondialisation, estiment qu’une culture vive est capable d’entrer dans l’universel échange, et d’y maintenir sinon d’y imposer ses standards. Les autres, les yeux braqués sur la ligne bleue de leur exception cultivée, estiment que celle-ci doit être protégée dans son intraductible différence. Ceux qui préfèrent que tout s’échange librement, au risque que tout soit partout pareil, renforcent la position de ceux qui préfèrent dresser des frontières d’incompréhension, au risque d’emprisonner les humains dans leurs différences de langue, de race ou de religion. Et vice versa.
Mais cette bruyante opposition occulte le vrai problème, de chercher les conditions sous lesquelles nos cultures et nos sociétés, sans se laisser leurrer par la vision d’une expansion universelle ni du repli dans un passé assiégé, pourront demeurer créatrices. Je veux dire capables d’engendrer à leur tour d’autres cultures, d’autres manières d’entrer dans l’universalité humaine, et d’inventer de nouvelles différences. C’est le propre de la condition humaine que d’avoir toujours été interprétée dans des figures d' »humanités » différentes, et pourtant ressemblantes. A-t-on déjà vu une langue ou une religion devenir « universelle » sans bientôt éclater sous des différences internes ? A-t-on jamais vu une culture s’enfermer dans une différence intransmissible sans bientôt mourir ? Quel serait donc « le seuil » optimal des échanges, où ceux-ci favorisent la vivacité des cultures ? Et comment faire pour ne pas confondre la créativité avec le productivisme et la prolifération morbide ?
Une telle vivacité, contre l’homogénéisation, loin de prendre peur face à ce qu’on ne comprend pas tout de suite, exige qu’il y ait des différences à partager, comme on démêle une intrigue inédite. Une telle vivacité, contre l’isolement et loin de renoncer à communiquer toute joie, exige aussi le désir de chercher quand même à partager ses découvertes. Elle exige une culture qui ne se coupe pas de ses racines imaginaires en reniant ses propres traditions, et ne se retranche pas de l’univers technique en abandonnant l’esprit scientifique.
Tout cela est bien délicat, car le temps des cultures est discontinu et non pas cumulatif comme celui des techniques mondialisables. C’est comme si chaque société devait réinventer pour elle-même les grandes expériences spirituelles, morales et politiques. Comme s’il fallait recommencer à chaque génération. C’est trop délicat pour ne pas réunir et instituer les conditions de cet exercice. Il ne faut pas s’effrayer par exemple qu’une culture vive commence par être sourde aux autres cultures pour revenir à ses propres sources, à ce qu’il y a en elle d’enfance, ni qu’en réouvrant intrépidement ses traditions, elle rompe et brise l’image avantageuse qu’une culture voudrait garder d’elle-même.
Car nous savons maintenant que c’est en rouvrant les couches les plus archaïques et radicales de nos traditions que nous inventons les figures les plus universellement parlantes. Et que c’est en créant, dans ce que nous inventons de plus vif et de plus singulier, que nous renouons avec nos racines. C’est dans la profondeur de la conviction religieuse ou de la création artistique, là où l’attestation est la plus vive et la plus créatrice de différence et de singularité, que l’on peut éprouver la plus étonnante proximité avec ce qu’il y a de vivant et de créatif dans les convictions ou la créativité des autres.
La question alors n’est plus de laisser tomber ses particularités pour entrer dans l’universel échange, ni de savoir comment conserver ses particularités et les protéger de l’uniformisation, mais d’expérimenter comment, de création à création, il existe une telle consonance, en l’absence de tout accord. Comment le jazz ou le flamenco, en creusant vers les sources de leur traditionalité la plus singulière, entrent-ils ainsi en résonance de manière universellement communicative ? Et il ne s’agit pas ici d’un talent rare, mais d’une capacité que nous devons présupposer chez tout le monde, la simple faculté d’admirer.
Paru dans La Croix du 16 décembre 1999
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)