Il y a exactement trente ans, pour mes camarades de lycée, je déclamais des pages entières des Vraies richesses ou du Triomphe de la vie de Jean Giono. J’avais alors quinze ans, et la protestation de Giono contre la rationalité instrumentale du progrès tombait juste sur nos sentiments, pour leur prêter son éloquence. Je vins un jour raconter à mon père, qui était alors pasteur dans la banlieue parisienne, ma lecture d’un dialogue où Giono met en scène un cordonnier (son père à lui !) et un ingénieur (ou un manager). Celui-ci cherchait à montrer tout le temps que l’on gagne en travaillant avec des machines et en divisant la chaîne des opérations. Le cordonnier n’aura plus besoin de se lever à cinq heures tous les matins, ni de travailler si tard le soir. Il ne travaillera que huit heures par jour, et comme on vendra quand même beaucoup plus de chaussures, on perfectionnera les machines et on finira par ne travailler que trois heures pas jour. Et même une heure. Si ce n’est pas encore le cas, poursuivait l’ingénieur de Giono, c’est parce qu’on ne nous écoute pas assez.
Une parenthèse: en relisant maintenant ce passage (que je viens de retrouver par hasard dans la Pléiade p.717) je pense irrésistiblement à ce général prussien attaché à l’État-major de Koutouzov dans Guerre et Paix de Tolstoï, et qui estimait que les échecs étaient dus au fait que l’on n’avait pas appliqué complètement les plans de la théorie stratégique ! On croirait lire non seulement les théoriciens staliniens des batailles de la production, mais les économistes néo-libéraux d’aujourd’hui, qui nous disent que le chômage et autres « détails » sont uniquement dus au fait qu’on ne laisse pas le marché réguler complètement l’offre et la demande sociale.
Mais, demandait d’abord timidement le cordonnier de Giono, que ferais-je de mes heures libres ? Ce que vous voudrez ! Moi, ce que j’aime faire, c’est des souliers ! Eh bien, vous en ferez, librement ! Et vous croyez que je vous aie attendu pour cela ? J’allais ajouter à l’apologue de Giono un coup de pied bien senti au derrière de mon ingénieur, quand je fus interrompu par mon père : « quel ballot ! Les humains ne sont pas faits pour fabriquer des chaussures, mais pour parler les uns avec les autres ». Évidemment je m’éloignai songeur. Marx avait peut-être raison : le déploiement de la technique pouvait permettre le déploiement de la libre activité, qui permet à chacun de se distinguer librement tout en entrant en communication sans entrave avec tous les autres. Plus tard toutefois je tombai par hasard sur quelques pages de Heidegger, où je compris que pour rouvrir la possibilité d’une parole non instrumentale, il fallait aussi rouvrir un rapport non-instrumental au monde des choses.
Quand je repense aujourd’hui à cette conversation, je me demande encore quoi faire ensemble de ce temps « libre » ? Si les machines délivrent les humains des obligations les plus laborieuses pour leur permettre d’exercer plus loin leur style, leur singularité, leur inventivité, encore faut-il que ceux-ci puissent être reconnus, puissent suffire à donner une place au soleil à ceux qui les exercent. Est-ce bien le cas ? Quelle est la valeur reconnue aux paroles et actes de tous ceux qui ne font rien de rémunéré ? Comment peuvent-ils se sentir autorisés à parler les uns avec les autres ? Dans quelles enceintes nous faisons-nous place les uns aux autres, rien que pour le plaisir de nous distinguer tout en parlant de ce qui nous est commun ? Et si c’est un véritable travail que d’apprendre à parler tout en écoutant, ne nous faudrait-il pas trouver, dans un large consensus républicain, une place autorisée et fiduciairement reconnue pour des milliers jeunes chômeurs qui travaillent chaque jour à réinventer la parole. Parce que justement la parole c’est pas la poudre !
Paru dans La Croix le 8 octobre 1998
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)