La dispersion exemplaire des textes rassemblés pour ce dossier suffit à pointer l’une des grandes difficultés de l’écologie politique: comment unifier dans une problématique commune des démarches aussi hétérogènes que celles inspirées par l’effroi devant le gachis de notre planète, par la rupture du contrat entre la croissance et le bien-vivre-ensemble, par le souci de protéger la diversité des cultures et des formes de vie, mais aussi par les figures d’une Apocalypse ultra-moderne ou par celle s d’une Alternative globale? Et comment faire de cette dispersion même n atout, de quoi élargir nos capacités à percevoir et à agir ensemble. Je me bornerai ici à trois remarques introductives.
Quelle place pour l’écologie politique dans l’espace politique? C’est à cette première question que répondent diversement des voix représentatives des écologistes ou des « Verts » comme Noël Mamère, Stéphane Lavignotte, David Abel. Ma remarque est que si l’espace politique est dominé par le conflit entre les politiciens « responsables », acquis par exemple aux contraintes européennes, et ceux qui invoquent la solidarité ou la priorité nationale, les Verts ont à la fois la difficulté et l’avantage virtuel de déplacer l’ensemble de la problématique: de devoir inventer les formes de la solidarité dans une société qui aurait rompu avec la logique de croissance (n’y a-t-il pas déjà comme une « réticence à consommer »?), et de devoir inventer les formes du pluralisme économique, politique et culturel dans un monde fini et interdépendant. Par cette capacité à déplacer les problématiques, l’écologie politique n’est pas l’expression de « convictions » marginales par rapport à l’éthique de « responsabilité » politique: elle plante son éthique d' »interrogativité » (indissociablement principe d’une responsabilité plus vaste et d’une espérance plus radicale) dans la marge symbolique qui orientera tôt ou tard toutes les réponses du système. Et (je l’avais écrit dans un n° de Libération le 10/4/92) je crois qu’en France elle représente la seule problématique assez riche en symboles et en débats pour chasser celle que domine en sous-main le Front National.
Le recours à l’argument ou à l’émotion écologique dans les motifs de l’agir politique, parce que le rapport à la « nature » est par principe aussi divers que les cultures, ne joue-t-il pas sur des claviers différents entre la France et l’Allemagne, ou les USA? N’y a-t-il pas des interprétations ou des présuppositions religieuses, même indirectes ou fortement sécularisées, dans les formes de conflit impliquant une dimension écologique? L’inquiétude écologique ne met-elle pas en branle l’immémorial des cultures, la diversité des manières de se rapporter à l’espace, au temps, aux êtres, des manières de concevoir le lien social dans ces partage? Au-delà des questions que cela pose à la stratégie « politique » des mouvements écologistes, c’est le thème rencontré par Jean-Luc Benhamias et par Laurent Thévenot, l’un à partir de son engagement politique au nivreau européen, et l’autre à partir d’une enquête sur des conflits locaux. Ma remarque est que, pour chacun de nous, l’espace tant physique que politique de notre fugace apparition au monde, est déjà meublé par divers dispositifs (choses, images, paroles) qui sont autant d' »habitats » ou de « paysages », qui nous précèdent et nous excèdent (voir Autres Temps n° 46 sur l’habiter et n°48 sur le transmissible). Pour les sujets corporels que nous sommes, ces « habitats » sont notre condition de vie, et c’est pourtant cela que l’économie générale tient aujourd’hui pour négligeable. Par la diversité de ces « habitats », de ces manières de « meubler » ou de « dégager » ensemble l’espace et le temps, nous attestons et nous rendons (on ne rend jamais un cadeau identique!) grâce d’être au monde. Si les cultures varient, c’est justement parvce qu’il n’y a pas d’antropologie « naturelle » (on connait en France, depuis les Lumières et jusqu’à l’Eglise Romaine, des façons bien culturelles de faire parler la « nature »): toute anthropologie est irréductiblement pragmatique, une façon d’interpréter notre condition d’être aumonde, d’y cohabiter avec d’autres interprétations.
Au-delà de la peur pour la fragilité du vivant (et des générations à venir), peur dont il faut veiller à ce qu’elle ne devienne pas une résignation apocalyptique, et au-delà de la confiance joyeuse dans les ressources du vivant, confiance dont il faut veriller à ce qu’elle ne devienne pas un panthéisme sacrificiel, l’avenir religieux de l’écologie doit nous intéresser. Comme le montrent les textes de Hervé Ott et de Laurent Gagnebin, c’est un des « lieux » où l’humanité d’aujourd’hui à la fois ressource ce qu’elle a de plus proprement spirituel et réorganise le plus radicalement ses formes de vie sociale. C’est le point de ma troisième remarque: quelle est la place de l’homme dans ce nouveau traité « théologico-politique » (pour reprendre le titre du grand ouvrage de Spinoza)? C’est après tout l’objet du débat souvent répété: écologisme, ou humanisme? Bio-centrisme anti-humaniste, ou anthropocentrisme de la grandeur humaine? Mais de même que la question de Jésus, à la fin de la parabole du Bon Samaritain, retourne la question (qui a été le prochain de l’homme tombé à terre?) et renonce à qualifier le prochain ou la victime (qui peut être n’importe qui, mais présent dans sa corporéité vulnérable), je propose de retourner le débat, et de parler d’un anthropocentrisme éthique, et non pas du tout ontologique. Un anthropocentrisme de la responsabilité. L’être humain n’est en rien le centre du monde, mais du point de vue éthique (et quant à lui) il accepte un responsabilité centrale: non comme un être qui aurait par dignité ontologique tous les « droits », mais comme un être dont les devoirs envers autrui, envers les animaux et envers les choses mêmes, excèdent les droits. Mais pourquoi ces devoirs, et de quoi sommes-nous responsables? De tout ce qui est périssable, fragile, sujet au mal. Si l’être au monde est une grâce qui nous est donnée, si ce monde est dit « bon » et plaisant à Dieu, c’est ce plaisir seul qu’il est entièrement loisible de rendre et de faire, et non de nous soumettre au malheur et à la souffrance, qu’ils soient naturels et inévitables, ou bien infligés par l’être humain à l’être humain, ou à tout être, directement ou indirectement. La modernité s’est déployée dans ce combat contre les malheurs et les manques naturels, mais n’a fait probablement qu’aggraver le second type de maux, d’où la démoralisation actuelle. C’est à cette bifurcation qu’il nous faudra revenir.
Paru dans Autres Temps n°49, printemps 1996.
Olivier Abel
PS. On trouvera encore quelques petites remarques du même genre dans la petite bibliographie fragmentaire proposée en fin de dossier. Ce numéro d’Autres Temps portant le chiffre 49 (7 fois 7, c’est à dire le Jubilé, le Sabbat au carré!), on pensera à ce temps de la redistribution de toutes les terres, de la remise de toutes les dettes, et de mémoire du « repos » fondamental. On peut aussi se reporter au texte de JF.Collange adopté par la Commission d’Ethique de la FPF, intitulé « Ecologie, production et sabbat ». Le thème sera d’ailleurs à l’ordre du jour d’une prochaine séance de la Commission, avis à tous les lecteurs qui voudraient envoyer une contribution.