Pourquoi dit-on que la compassion est silencieuse et que la pitié est éloquente ? C’est que la compassion muette efface les différences entre les points de vue individuels dans la bienveillance d’un corps mystique, où toutes les souffrances sont partagées. Et qu’elle est à la fois plus cosmique, plus vaste, et plus intime, plus singulière que toute politique. Alors que la pitié tient à la découverte, par ceux qui ne sont pas malheureux mais qui sont spectateurs du malheur des autres, que ce malheur est insoutenable, et qu’il faut avec Rousseau entendre l’appel de la pitié comme un impératif inconditionnel. L’éloquence de la pitié, comme passion proprement politique, part de cette séparation entre les acteurs et les victimes, et cherche à surmonter cette distance. D’où l’invention d’un espace proprement politique, issu du repartage du malheur que la pitié établit.
Précisons. L’éloquence de la pitié voudrait faire sentir le semblable, le ressemblant, au travers du différent, du dissemblable ; faire sentir la « proximité » de ce qui est apparemment lointain. Mais l’agir bouleversé par la compassion est celui qui termine la parabole du « Bon Samaritain », quand Jésus demande « qui s’est fait le prochain » de l’homme tombé à terre, renversant la question posée de savoir qui est mon prochain. Dans la compassion, de toutes façons, le prochain n’est pas qualifié : ce n’est pas un juif ni un samaritain, ce n’est pas un prêtre ni un marchand, ce n’est pas un riche ni un pauvre, on ne sait ni sa communauté, ni sa confession, ni sa parenté ; on ne connaît pas même sa langue. Mais ce n’est pas non plus une catégorie d’être abstrait, universel, puisqu’il s’agit de cet être-là tombé à terre, un être concret, en chair et en os, simplement présent.
Faut-il opposer la pitié éloquente et la compassion silencieuse ? Il me semble que non. Il faut les deux pour briser l’incapacité humaine à sentir que l’autre souffre, à partager la souffrance, à entendre simplement la plainte et la faire entendre aux autres. La pitié proteste parce qu’elle voit quelqu’un à qui l’on n’a pas donné sa chance. Ce qu’elle appelle, ce sont des institutions comme l’école, comme la justice, comme la santé publique, qui fassent écran et barrage à ce processus, et qui redonnent une chance à chacun ; non pas une fois, ni sept fois, mais soixante dix sept fois. Qui fassent en sorte que chacun puisse se révéler, car on ne sait jamais tout de quelqu’un. Elle emploie pour cela une institution merveilleuse, le langage, qui nous donne à sentir ce que d’autres humains peuvent sentir; et que, de près ou même de très loin, nous pouvons leur faire mal. Une telle institution donne ainsi une sorte d’organe invisible pour nous mettre à la place de l’autre, sans nous y croire. En lui faisant vraiment place. Sans le langage de la pitié nous serions anesthésiés, nous retrancherions de nous des possibilités de sensation, nous nous mutilerions de nos propres souffrances et donc de nos propres plaisirs. De la capacité à éprouver le malheur des autres, mais aussi à nous réjouir de leurs plaisirs.
La compassion, elle, se tait. Mais son silence est de poids: il déforme les codes du langage et de la société vers ce qui leur échappe, vers quelque chose de plus vaste et de plus intime, vers une intraitable présence, celles de tous les êtres, proches et lointains. La compassion ferme les yeux, et c’est de l’intérieur qu’elle participe à tout ce qui désire être, comme dans un rêve. Les limites du « moi » s’estompent, le souci de soi s’efface, et n’importe quel être devient aussi précieux que soi-même ou que ce que l’on a de plus cher au monde. Car il n’est pas toujours sûr que je m’aime assez pour aimer autrui valablement. Mais dans la compassion, je regarde chaque être comme mon propre enfant. Qui dira la douleur de celui qui voit son enfant abîmé, son enfant égaré, son enfant perdu ? N’est-ce pas la douleur absolue du père, peut-être plus irrémédiable que celle de l’orphelin ? Comme l’observait Schopenhauer, en italien c’est le même mot, pietà, qui dit la pitié et la tendresse pure. C’est à cela que je pense en ce jour. C’est le fond de toute éthique, et tout le reste n’en est que variation.
Paru dans La Croix le 2 avril 1999
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)