Nous sommes des donneurs de leçon, et c’est à cela que se réduit la morale de notre temps. Nous reprochons aux cyclistes leur dopage quand la moitié de la population vit sous tranquillisants ou excitants. Nous reprochons à un pays voisin son imprudence dans l’affaire de la « vache folle » quand nous avons fait pire. Nous mettons en accusation, un par un, tous nos hommes politiques, quand notre incivisme est général, quand nous fraudons avec les impôts tout en demandant davantage de sécurité dans tous les domaines, quand nous encourageons le clientélisme politique par nos démarches auprès de nos élus. Les autres le font bien : telle est la morale de notre corruption ordinaire.
Et nos démocraties assurées d’elles-mêmes nous ont habitué à distribuer des leçons de démocratie à droite et à gauche. Nous votons unanimement la reconnaissance du génocide arménien des autres et aurions bien du mal à voter aussi unanimement la reconnaissance des tortures pratiquées en Algérie. La manière dont le grand danseur espagnol Antonio Canales a été retenu en octobre à la frontière américaine, les modalités de sa garde à vue, ne doivent pas être considérées comme une bavure d’autant plus amusante qu’elle est le fait des USA. Ce qui lui est arrivé arrive chaque jour à des dizaines, à des centaines de migrants. On pourrait prendre tour à tour chacune des démocraties riches, on trouverait les mêmes réalités, les mêmes histoires kafkaïennes. Nous en avons tous connu parmi nos plus ou moins proches, de ces histoires de douanes suisses, d’aéroports britanniques, de préfectures françaises.
Au fond nous sommes habitués à voir nos démocraties libérales plus ou moins lointainement bordées d’une ceinture de pays plus pauvres et plus autoritaires. Nous ne voyons pas que le libéralisme économique n’implique pas forcément le libéralisme politique : l’exemple chinois montre pourtant que l’alliage du libéralisme économique et de l’autoritarisme politique semble la formule la plus compétitive. Nous ne voyons pas que ce sont l’endroit et l’envers de la même médaille, parce que notre libéralisme économique, qui laisse passer les flux de marchandises et de capitaux, a bien besoin de frontières policières solides pour empêcher de passer les humains et les épidémies. Dans ce monde, les touristes et les talents ne traversent les frontières que parce que ce sont des marchandises de prix. Nous ne voyons pas que la forme de nos frontières suffit à définir nos démocraties comme autoritaires, et que nous avons avec ces pays un problème politique commun.
On n’ose imaginer le scandale si cette malencontreuse affaire s’était produite au Mexique ou en Turquie ! Ce sont deux pays à peu près entièrement ouverts au commerce américain ou européen, mais leurs ressortissants ne peuvent venir chez nous qu’au compte-gouttes. Au fond nous nous trompons sur qui nous sommes, parce que nous ne sommes pas vraiment libéraux. Je veux dire que nous ne faisons pas des libertés politiques (de participation ou de dissidence à une société), avec les obligations qu’elles impliquent, notre priorité. Nous nous trompons parce que nous croyons que l’Occident est comme une arche de Noé battue par les flots de la misère du monde. D’où, chez les uns la préférence nationale et l’obsession de sécurité, et chez les autres l’idée que la seule possibilité est de jeter de temps en temps des bouées de secours humanitaire. Quelle erreur !
Certes la population mondiale ne saurait atteindre nos niveaux de consommation et de pollution sans désastre irrémédiable. Mais ces pays dépendent souvent moins de nous que nous ne dépendons d’eux, et ils portent dans leur bras des promesses de bonheur dont nous n’avons pas idée. Un peuple peut d’ailleurs être économiquement sous-développé et d’une créativité culturelle à nous faire pâlir d’envie, et ce décalage des grandes vagues sur les plages de la vie des civilisations est la première chose qu’observe un voyageur. Plutôt que de nous draper dans le sentiment que le reste du monde est en perdition, notre tâche est plutôt d’être exigeants avec leurs propres vies démocratiques, de les encourager par tous les moyens, dans leurs divers contextes. Mais cela suppose de notre part d’être exigeants avec nous-mêmes, de ne pas « nous y croire », car nos formes de démocraties ne sont heureusement pas un idéal indépassable ; ce sont les règles d’un jeu que nous pouvons largement améliorer. Et cela suppose que nous acceptions que la morale ne soit pas une leçon.
Paru dans La Croix le 1er mars 2001
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)