Chez nous, on n’a pas eu besoin du « bogue » informatique attendu pour le passage à l’an 2000. Au matin de la date voulue, comme j’étais assis à ma table de travail, mon petit garçon, mû certainement par sa nature généreuse et irréfléchie, a renversé mon café au lait très sucré sur le clavier de mon ordinateur portable. Il s’ensuit quelques conséquences fâcheuses. D’abord l’appareil (qui n’est pas assuré) est quasi-perdu, avec ses heures d’installation savante. Ensuite je venais d’achever l’index d’un livre à rendre d’urgence à l’éditeur. Puis je venais de mettre au point quelques petits textes urgents, ainsi qu’une assez grosse étude sur l’anonymat (dont je m’imagine après coup qu’elle aurait pu me rendre célèbre !), et dont je n’ai plus la moindre trace. D’autres ont perdu beaucoup plus dans les grandes tempêtes. Comment de tels dégâts sont-ils possibles, à notre époque ? Quel manque de prévention ! On cherche les coupables, un gouvernement imprévoyant, des maires irresponsables, et heureusement pour la joue de mon fils que je tenais encore l’ordinateur dégoulinant au-dessus de mon bureau.
Puis, les premières conséquences du malheur essuyées, je réfléchis : bien sûr il ne l’a pas fait exprès, et de toutes façons la disproportion est immense entre l’acte malheureux et le tort subi. Et nous, quand nous recherchons des responsables dans ce régime très spécial dans lequel nous sommes en train de nous perfectionner et que j’appellerai la « démocratie préventive », veut-on simplement imputer l’acte responsable, pour éviter la reproduction d’un tel malheur à l’avenir, ou bien veut-on punir, faire payer le malheur subi ? J’ai parfois le sentiment que dans notre société hautement technique et rationalisée, nous assistons au triomphe d’une vision magique et pénale du monde, où nous préférons que tout malheur soit l’effet de nos fautes plutôt que d’accepter qu’il soit absurde, bête à pleurer, qu’il ne rétribue ni ne rachète rien, et qu’il soit en excès de toute culpabilité, de toute responsabilité.
Quand je pense au contenu d’un pétrolier irréversiblement mêlé au cours du monde, certes, je voudrais que la chaîne entière des responsables, depuis ceux qui s’enrichissent de si coupables imprudences jusqu’à nous qui utilisons des voitures, paye jusqu’à l’extraction de la dernière goutte d’hydrocarbure, ou jusqu’à prendre des résolutions telles qu’un tel malheur sera pratiquement impossible. On peut toujours combattre le malheur, et il ne faut pas s’y résigner.
Mais le geste malencontreux de mon garçon (qu’avais-je aussi à siroter un café si sucré à l’aube si près du bord de mes écritures ?) est comme le grain de sable dans la belle machinerie, comme la pomme sur la tête d’Isaac Newton. C’est un gag. Un petit écart aux effets très coûteux, un battement d’aile de papillon qui provoque une tempête. Jadis, Aristote estimait que l’on ne pouvait agir que sur des singularités: le médecin soigne un malade précis, et non la maladie, et le guerrier doit tuer ses ennemis un par un. Le malheur même était singulier à chaque fois, et il ne pouvait aller très vite ni très loin. Seuls les dieux disposaient des tempêtes et des déluges. Mais à l’âge de l’intégration systémique des technologies informatiques, biologiques et nucléaires, toute action porte sur des généralités en série. Et porte dans ses flancs la possibilité d’un malheur général.
La plus préventive des démocraties ne saurait faire que nous ne vivions de plus en plus dangereusement, puisque nous sommes perchés sur les échasses de nos moyens techniques de plus en plus haut, loin de la terre des lents travaux et des jours ordinaires. Nous n’avons pas besoin de drogues dures pour nous cacher le fait que nous sommes de plus en plus dépendants, depuis nos habitudes alimentaires jusqu’au besoin de télécommunication sans entrave, en passant par l’électricité ou par le besoin de nous déplacer. Qui est encore capable de rester plusieurs mois au même endroit, sans moyen de déplacement?
Et le plus grand danger, la plus grande fragilité de notre système, réside dans la possibilité que soudain nous n’y croyions plus, et que cassant tous ses engagements chacun ne cherche qu’à se garantir de la chute. C’est pourquoi ce vertige qui s’est emparé de nous, au vu de notre fragilité, plutôt que de nous inviter à la panique, doit nous amener à reconcevoir ce que nous entendons par responsabilité. Qu’est-ce que la responsabilité à l’âge des systèmes complexes ? Qu’est-ce qu’une responsabilité qui ne s’arrête pas à l’imputation pénale ou assurantielle individualisée, mais qui soit en quelque sorte une responsabilité participative ? Qu’est-ce qu’une responsabilité qui pourrait nous sortir de cet infantilisme, mélange de religiosité vague et de progressisme imbécile, avec lequel nous croyons que tout est susceptible de prévention et de réparation ? En attendant, j’ai préféré envoyer mon garçon jouer dans sa chambre, et écrire ce texte avec un crayon sur un bout de papier !
Paru « Le front aux vitres »,dans La Croix le 19 janvier 2000
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)