Depuis « la cigale et la fourmi » nous savons que les artistes et les managers ne font pas bon ménage. La cigale, un peu bohême et romantique, méprise le matérialisme des petits profits et interrompt les calculs par un « ça me plaît comme ça ! » où son mécène croie se reconnaître. Le monde de la cigale est celui de l’inspiration et du talent, qui invente des règles sans se soumettre à celles qui précèdent. En général d’ailleurs, ses règles sont imaginaires, car dans la réalité la cigale échoue à cause de cette société mercantile qui ne la comprend pas: elle devient alors soupçonneuse et se désole à déchiffrer la part d’intérêt qu’avait son partenaire dans ce qu’elle croyait une relation gratuite.
La fourmi, pendant ce temps, a conquis le monde réel par son industrie et son économie : elle a soumis les renommées artistiques elles-mêmes à la loi de l’audimat, et a fait de l’argent la seule mesure possible de la reconnaissance d’une œuvre d’art. La fourmi a même réussi à passer contrat avec quelques cigales, qui ont obtenu un prodigieux succès commercial, quand la majorité des cigales vivotait difficilement de petits jobs saisonniers. Et plus les cigales à succès méprisent le matérialisme mesquin de notre société, plus elles ont de légitimité artistique, et mieux elles se vendent.
Au train où vont les choses, ce qui reste de la cigale et de la fourmi fera bientôt le meilleur ménage du monde. Car les artistes ont changé: ils ont compris que leurs métiers étaient impossibles sans management. Ils ont compris que pour pouvoir claquer du fric dans des créations improductives, il fallait soumettre leurs activités à la loi du profit. Ils ont compris que si l’argent pouvait acheter tous les privilèges aristocratiques, le plaisir immédiat pris à n’importe quelle activité pouvait conduire l’argent par le bout du nez.
Et les nouveaux managers aussi ont changé: ils ont fait des artistes leur modèle, leur figure de proue: ils font maintenant la part belle à la confiance et aux valeurs de créativité, d’authenticité, de rupture avec les habitudes et les hiérarchies. Dans nos sociétés de réseaux, où il s’agit de réunir des compétences flexibles sur des projets ponctuels et inédits, les artistes sont les mieux habitués à ce mode de travail intensif et intermittent. Gageons même qu’entre les petites cigales saisonnières qui se serrent la ceinture chaque hiver et n’osent penser à leur vieillesse, et les grosses cigales fortunées qui griffonnent parfois un projet à millions sur un coin de bar, nous avons la figure principale de la nouvelle fracture sociale.
Comment protéger les petites cigales ? Pendant quelques temps nous avons connu un régime de protection sociale bizarre, celui de ce qu’on appelait les intermittents du spectacle. Ce régime donnait une petite assurance de revenus pendant les périodes où une certaine catégorie d’artistes ou d’employés du spectacle ne travaillent pas. La justification de ce dispositif, qui amortit le choc d’une mobilité imposée, tient à la reconnaissance que ces périodes « chômées » sont des périodes de création ou de préparation. Il y est donc admis que les artistes aient besoin de périodes en-dehors du temps proprement productif et rentable pour être ce qu’ils sont. Cette reconnaissance, par laquelle on ne rémunère pas la seule prestation, au prix du marché, mais la période préparatoire elle-même, opère une régulation de l’exploitation et donne à chacun sa chance.
Ce régime, à usage très limité, est lui-même menacé, alors qu’il proposait pourtant un compromis acceptable entre l’exploitation du talent par le gain et le mépris romantique de toute gestion. Ce compromis était d’autant plus intéressant que nos sociétés, surfant sur les progrès technologiques, déplacent davantage leurs activités vives vers les « arts » dont ces technologies sont inséparables. Nous sommes à l’époque du management créatif et des petits boulots, alors que notre régime social est encore celui de la taylorisation industrielle. Quand donc comprendrons-nous que la première justice est de donner à chacun le droit de paraître au monde, un droit de cité, la possibilité d’interpréter qui il est ? Et que nous sommes tous des intermittents du spectacle ?
paru dans La Croix le 9 juin 1999
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)