Les Européens sont partis en vacances heureux d’avoir crevé l’abcès du Kosovo. Ils ont confié au soleil le soin de fermer les cicatrices, et à l’argent des investissements démocratiques celui de reconstruire. Voici l’automne et ils s’aperçoivent peu à peu que rien n’est fini. Avaient-ils porté assez de soin à la démolition ? Cet art délicat est pourtant nécessaire à la paix : trop souvent on démolit ce qu’on ne veut pas et non ce qu’on veut. Je ne parle pas de la destruction des infrastructures en béton armé, mais de la déconstruction patiente des régimes politiques de cohabitation. Et je ne parle pas seulement des préjugés souvent nationalistes des sociétés balkaniques, mais de nos préjugés sur cette démocratie gentiment pluraliste que nous imaginons pour le reste du monde. La fin de cette guerre pourrait être l’occasion de démolir certaines de nos idées, pour mieux reconcevoir ensemble notre destin.
Le premier préjugé qu’il nous faudrait démolir, c’est la croyance dans une paix ou une réconciliation qui signifient la même chose pour tout le monde. Je sais combien déjà le pardon signifie des choses légèrement mais profondément différentes dans les cultures catholiques et protestantes : a-t-on examiné ce que signifiait le pardon dans une culture orthodoxe et dans une culture musulmane ? Que veut dire une réconciliation qui commence par un malentendu aussi profond sur la nature même de la réconciliation ? Les haines les plus inexpiables sortent souvent des plus grands projets de réconciliation déçus. Et il y a là une sorte de naïveté « religieuse », de croire que toutes les cultures sont au fond identiques à la nôtre.
Les politiques de la mémoire et de l’oubli sombrent trop souvent dans les démagogies du ressentiment et de l’amnésie. Et le lien social tient à ces régimes de la mémoire et de l’histoire, à ces manières de « raconter », de transmettre et de se donner une identité. Plus politiquement, les formes de la cohabitation tolérante ne sont pas les mêmes dans le cadre des sociétés d’immigration comme les USA, des empires multinationaux comme l’empire Ottoman, ou des États-Nations typiques de l’Europe moderne. En terme de tolérance, chacun de ces régimes a ses avantages et ses inconvénients. Les États-Nations accordent beaucoup de droits aux individus, pourvu qu’ils laissent au vestiaire leurs allégeances religieuses ou communautaristes avant d’entrer dans l’espace public. Les vieux empires, comme l’empire Ottoman, accordaient beaucoup de droits à la pluralité des communautés, quitte à incarcérer les individus dans leurs appartenances. On comprend alors que les guerres « civiles » prennent des formes différentes selon les formes de la cohabitation. Et celles-ci ne sont pas attaquées de la même manière lorsque le conflit se déclenche pour refaire des différences là où les humains paniquent face au grand « nivellement », ou pour refaire l’unité unanime là où les différences supportables ont passé le seuil de tolérance. Une approche simplement technique de la guerre et de la « démolition », comme une approche unanimiste de la reconstruction, manque complètement la complexité de ces conflits.
Le deuxième préjugé qu’il nous faudrait démolir, c’est la bonne conscience avec laquelle nous donnons des notes de démocratie à toutes ces sociétés, des Serbes aux Turcs ou aux Irakiens. Les Européens ont la mémoire courte : des Balkans jusqu’au Caucase et à la Palestine, n’est-ce pas eux qui ont jeté l’idée de Nation dans le vieil empire Ottoman (pour libérer les peuples ou pour trouver de nouvelles colonies ?) jusqu’à le faire éclater sous une logique de purification nationale qui est une idée issue de la modernité européenne. Alors cet empire est entré dans l’âge des populations déplacées, des génocides et de la balkanisation. On a panaché les inconvénients des deux régimes : l’incarcération des populations dans leurs identités, et le déni de leurs attachements communautaires ou traditionnels. Sommes-nous sortis de ce piège, pour donner des leçons ? Décidément, la sortie de la guerre du Kosovo préfigure la manière dont l’Europe traitera cette question de la cohabitation géopolitique avec tous les pays issus de l’effondrement ottoman. Car cette démolition-là n’est pas finie, et elle nous concerne tous.
Paru dans la Croix, le 15 septembre 1999; repris dans Esprit 1999/11
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)