En ces temps de fureur et de désarroi, j’aime à penser aux peupliers. Je viens de passer un moment auprès d’eux dans un pré, et c’est comme si j’avais été auprès des parents de mes parents, des enfants de mes enfants. C’était un petit vallon faiblement barré par cinq de leurs verticales souples et frémissantes. Bien sûr tous les arbres ne font qu’interpréter la verticalité, que la méditer en la différant. Et parmi eux il y a diverses manières de décliner la verticalité : le marronnier dont les branches montent et descendent comme de sombres jets d’eaux suspendus, géométrisent ou poétisent autrement la verticalité que le platane ou le cyprès. Mais le peuplier ! Les fines branches du peuplier semblent à peine obligées de s’écarter du tronc, de la verticalité principale, qu’aussitôt elles y retournent, y noient leurs traits grêles, s’y joignent à l’infini. Le peuplier, pas compliqué, rappelle la simplicité de la verticale. Il en souligne la possible douceur en bruissant de vert tendre, surtout dans le balancement du printemps.
Comme le chante le poète Jacques Bertin, le soir, quand le monde entier bascule dans le ciel, demeure le chant des peupliers dans le vent dormant —et s’il n’y avait plus personne sur cette terre, Dieu ne serait pas seul, impuissant à retenir ceux qu’il aime, les peupliers ne l’oublieraient pas. Oui vraiment, en ces temps d’inquiétude et de durcissement, j’aime à penser aux peupliers. Ce sont des arbres simples et pas difficiles. Ils ponctuent les vallées d’Anatolie ou du Proche-Orient, celles-là mêmes que les guerres saccagent, celles du Tigre, de l’Oronte, de l’Euphrate ou du Jourdain, méandres de fragile verdure dans le désert. Dès qu’on voit un filet d’eau ils se pressent au long, repiqués à deux doigts les uns des autres, drus et serrés, dressant leur petits bourgeons à peine poisseux. Les peupliers poussent vite, et offrent une faible résistance à ceux qui les coupent. C’est du bois tendre dont on fait les cageots. Ils se contentent de repousser dès qu’ils le peuvent, de se repeupler. Les peupliers peuplent le monde négligemment.
Dans le film Le Premier Maître, de Kontchalovsky, sur un scénario magnifique d’Aïtmatov, le propriétaire du seul peuplier de ce petit village des montagnes kirghizes dit de son arbre qu’il tremble quand on lui parle, quand on l’approche, quand on le touche. Un peuplier cela bruit doucement, mais cela tremble facilement —ce n’est même parfois qu’un long tremblement de vert argent. Mais c’est quand même un arbre facile et confiant, prêt à recommencer,. Poplars, alamos, kavak, dans tous pays et pour chacun, nommer le peuplier c’est toucher à une intimité simple et nue, à une intimité si profonde qu’anonyme. En ces temps d’arrogance et de panique, j’aime à penser aux peupliers. Ils me font accepter la vulnérabilité du monde, la fugacité de ce que j’aime. Ils me font lever les yeux, baisser les yeux. Ils ne cherchent pas la dispute ni la concorde, car ils ne comparent pas, ne connaissent ni l’envie ni la vanité. Ils montent dans le ciel de Pâques comme des prières nonchalantes.
Paru dans La Croix, le 15/07/04
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)