« Insécurités :  qu’est ce qui pourrait nous rassurer ? »

La société française, probablement assez représentative de l’ensemble des sociétés européennes,  semble apeurée, frileuse, et demande plus de sécurité. Et c’est bien le « génie » (bon ou mauvais) de l’actuelle politique que de tout miser sur cet axe, et de rappeler qu’il n’y a pas de liberté, d’égalité, de fraternité, de prospérité, sans d’abord la sécurité. C’est ici qu’apparaît un première perplexité, et on aimerait que cet ordre de priorité ne soit pas placé hors de la discussion politique. Car il peut arriver dans l’histoire que la liberté, ou la solidarité, passe avant la sécurité. C’est une question d’époque. Mais pourquoi notre temps justement est-il à ce point hanté par l’insécurité ? Mon but dans les lignes qui suivent ne sera pas tant d’apporter de l’eau au moulin de l’actuelle politique, ou de la critiquer, que de tenter de comprendre ce qui nous arrive, et qui est plus profond que nous ne croyons souvent.

Aux débuts des temps modernes, Hobbes pensait que la sécurité était le pilier central de l’État. N’est-elle pas en effet le profond ressort de la « servitude volontaire » dont parlait peu avant La Boétie ? N’a-t-il pas toujours fallu à l’État, et à nos cités sécurisées, la peur d’un ennemi dont nos démocraties préventives plus que jamais nous protégeraient ? C’est que la modernité a été jusqu’au bout de son ressort, et même nos villes ont changé de visage. Jadis nous y cherchions la liberté anonyme et la confiance aux liens les plus détachés. Aujourd’hui c’est la sécurité et la confiance des liens de proximité que nous recherchons. Cela suppose une certaine clôture, et nous sommes au temps des « gated communities », des municipalités et des quartiers qui referment leur sentiment d’appartenance sur la convexité intérieure des liens préférentiels et des affinités choisies.

Nous avons le même retournement dans la forme de nos guerres mondialisées. Naguère nous étions les puissances agressivement sûres d’apporter la liberté et le progrès. Aujourd’hui (et pour nous depuis déjà la première guerre mondiale) nous ne cherchons plus qu’à maintenir un « statu quo » face à tous ceux qui, « perdus pour perdus », ne voient plus de salut que dans la transformation du monde par la force, que cette force soit celle de la technique qui transgresse notre condition, ou celle de la galvanisation psychique qui nous rend insensible à la douleur —Hobbes lui-même ne montrait-il pas que le plus faible peut toujours infliger au plus fort, juché très haut sur son fragile système technologique, des nuisances insupportables ? C’est donc ici mon hypothèse, que la course à la sécurité technique introduit de nouveaux risques d’accidents, plus menaçants, mais nous fait croire qu’il y aura toujours une nouvelle solution, plus puissante encore. Elle nous déshabitue à vivre avec les problèmes : or les grandes questions de la vie en commun sont insolubles, il faut juste « vivre avec ». Comme le remarquait merveilleusement le philosophe américain du début du 19ème siècle, Emerson : « chaque précaution contre tel ou tel mal nous met sous l’emprise de ce mal » !

Mais je voudrais élargir encore le regard, car je pense que ce besoin de sécurité, qui peut certes être augmenté et manipulé, désigne aussi un très légitime sentiment de fragilité, qui n’est pas seulement celle de notre civilisation, mais tout simplement le sentiment de la fugacité de la vie, et du caractère éphémère des oeuvres humaines. C’est ce peu de durabilité qui nous chagrine, et la tentation de donner de solides réponses à ce sentiment ne fait que l’augmenter ! Le principal lieu de notre perdurance, la filiation, le désir d’assurer la transmission, l’héritage, semble aujourd’hui tellement vulnérable… Qu’est ce qu’une société où la plupart n’ont à vrai dire rien à transmettre, ou bien ne parviennent pas à transmettre ce qu’ils estiment avoir de mieux ? Qu’est ce qu’une société où les successeurs ne veulent même plus hériter ? Qu’est-ce qu’une société qui n’assure pas un cadre plus durable que nos vies éphémères ? Pourquoi cette incertitude sur la durabilité des institutions, des habitudes, des bâtiments ? Dans le bref temps de nos existences nous avons vu les formes de nos villes, de nos paysages, de nos habitats, de nos objets les plus usuels, changer plus vite que nous-mêmes. Notre nervosité n’est pas très étonnante. Il faudrait au moins assurer à chacun, obligé à tant de mobilité, quelque chose comme la sécurité de base d’un habitat inaliénable. Et renforcer le sentiment que le monde commun est un théâtre plus durable que nos existences fugitives, et que les enfants de nos enfants y trouveront leur place.

Au lieu d’assurer à chacun et à tous cette certitude de l’habitat, nous voyons chacun renforcer son habitacle. Comme avec cette mode des très grosses voitures, qui se promènent dans nos cités et par nos routes comme des tanks : ne faut-il pas assurer d’abord la sécurité de nos chères têtes blondes ? Et si la sécurité passait par le sentiment d’une vulnérabilité acceptée et le plus possible partagée et répartie ? Je n’aurai pas de mot assez cinglant contre cette morale qui conduit le monde sous l’injonction générale d’un « après moi le déluge », car nous avons certainement moins besoin de sécurité que de courage, de capacité quotidienne à payer de notre personne. Mais le courage lui-même a aujourd’hui besoin d’être rassuré, de se sentir autorisé. Comme si il nous fallait trouver le rythme et l’équation entre ces deux temps indissociables et complémentaire, le temps de sortir de soi, et le temps de se défendre ; le temps d’ouvrir,  de décloisonner,  d’échanger, de butiner, et le temps de s’immuniser, de cloisonner, de sauvegarder, de jardiner.  C’est le blocage sur l’une de ces postures qui engendre les monstruosités de l’autre.

Paru dans Études mai 2003, p.663-665.

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)