Nos sociétés ont été victimes d’un triple mythe du dépérissement. Il en a ainsi été du mythe du dépérissement du Capital, qui nous a trop longtemps interdit de penser sérieusement la mise en place de régulations spécifiquement économiques, de contre-pouvoirs sans lesquels la force économique devient barbare. Il en a ainsi été du mythe du dépérissement de l’État, sous lequel se sont abrités des États d’autant plus totalitaires qu’on les pensait provisoires : ne pas penser la rationalité propre du politique interdisait d’en penser les maux spécifiques. Il en est ainsi du mythe du dépérissement de la religion, à la faveur duquel prolifère aujourd’hui un « n’importe quoi » religieux, et qui interdit d’en penser tant la « rationalité », la légitimité spécifique, que l' »irrationalité », les maux spécifiques.
Si les maux sont liés à des abus de pouvoir, les formes indésirables de ce qu’on pourrait appeler l’aliénation religieuse sont irréductibles à l’exploitation économique ou à la domination politique. Il s’agit ici d’un troisième registre, proprement cultuel et culturel, touchant à des questions de langue. Car le fond légitime du religieux s’atteste dans la demande de crédibilité et de véracité qui anime toute parole, et qui présuppose une sorte de confiance dans le langage, une sorte de « foi » dans sa propre parole comme dans la parole d’autrui. Sans cette confiance au langage nos sociétés s’effondrent. Comme s’il y avait un point de conviction, ou de faiblesse, où une parole nous tient au corps sans que l’on puisse en changer comme de chemise: une parole intraduisible, inéchangeable, incommunicable. Et le problème est alors justement de traduire cette conviction, cette confiance, de la partager quand même. Quelle est la « communicativité » propre à cette confiance?
La perversion spécifique de ce lien langagier apparaît au contraire dans le mensonge, qui ruine cette confiance par ses manipulations et réduit le langage à un instrument. Elle apparaît dans l’hypocrisie, l’insensibilité au double-langage et à la contradiction. Elle apparaît dans tous les abus de la communication; c’est d’ailleurs un pléonasme, puisque l’envie, la vanité, et la plupart des passions sont issues de cet élément langagier dans lequel les humains passent leur temps à (se) comparer ou à refuser la comparaison. Or ces maux sont intimement liés aux ressorts profonds de la violence: soit que l’on « force » la communication pour obliger l’autre à venir dans notre langage, soit que la violence surgisse comme la seule manière de rompre la communication, de refaire de l’inéchangeable dans un monde où tout s’échange.
Ce thème de la confiance et de la défiance au langage est donc une introduction possible à notre sujet. Et ce n’est pas un hasard s’il y a une corrélation entre les deux, si la plus grande « foi » peut basculer dans la plus grande « violence ». Les guerres de religion sont le noyau « à l’état pur » des guerres civiles, des guerres de la langue. Ce vieux problème, nos religions l’ont rencontré très tôt, et on peut dire qu’elles se sont constituées comme d’ingénieuses machines à retarder, à ralentir la violence, à la retenir. À la mettre en intrigue, jusqu’à ce qu’elle soit non éliminée (mythe du dépérissement) mais régulée. Les textes « canoniques », par exemple, les récits fondateurs, et pour nous « les » évangiles (il y en a quatre!), installent une ambivalence, une polysémie réglée, qui obligent les traditions en conflit à cohabiter dans le même espace interprétatif, et qui fait place à une communauté interprétative.
La modernité, c’est la société pluraliste. Et une société pluraliste, c’est d’abord une société qui est sortie des guerres de religion. Non pas sortie par en haut, avec la condescendance éclairée de ceux qui refusent de se battre pour des chiffons obscurantistes, mais sortie par en bas, avec l’humilité de ceux qui savent qu’il n’y a pas d’issue aux ténèbres et que les guerres de religion ne sont jamais très loin. C’est donc une société qui accepte, non pas seulement comme un renoncement, une résignation, mais comme une approbation, que le fait religieux, à l’échelle de l’humanité, ne s’est jamais présenté de manière unifiée. Il en est des religions comme des langues: il n’y a pas plus de religion universelle qu’il n’y a de langue universelle, et il n’y a pas d' »espéranto » de la religion. Or ce défaut d’universalité ou d’unification religieuse n’est pas seulement un fait : pour nous c’est une valeur. Nous avons dû pour cela renoncer à ce mythe double que si nous avions tous le même Dieu nous serions enfin réconciliés, ou (mais c’est au fond la même idée) que si enfin nous étions complètement débarrassés des Dieux nous serions réconciliés. Ce que cette illusion comporte de plus puéril, c’est de croire à la possibilité de débarrasser le politique de toute conflictualité, de tout désaccord, de toute contradiction.
En acceptant le caractère indépassable du conflit, la laïcité a défini un principe d’équité entre les confessions religieuses (au sens large), qui consiste à ce qu’elles renoncent ensemble et simultanément à la prétention hégémonique, à la prétention chacune à être l’unique pilier du Vrai ou du Juste. Ce qui fait la solidité de la structure laïque, c’est comme ce qui fait la solidité d’une voûte : le poids, la pression réciproque exercée par la pluralité des témoignages, des confessions. Si les attestations étaient sans force, sans véhémence, sans sincérité, la voûte de la société laïque ne tiendrait pas. C’est ce qu’on a souvent oublié, et qui fait la fragilité de la laïcité aujourd’hui, la fragilité de la modernité. Car paradoxalement les religions ont été plus loin dans le pluralisme que le monde politique et économique. On a cru en effet pouvoir établir un pluralisme religieux, mais sans penser jusqu’au bout le pluralisme politique et économique, qui en serait pourtant le complément indispensable —j’en reviens ainsi à mon triple dépérissement initial.
Donner au pluralisme la radicalité et l’ampleur d’un véritable pluralisme politique, c’est d’abord ne pas accepter que la démocratie occidentale (avec le pluripartisme, la liberté de la presse, etc.) se présente comme la réalisation définitive du pluralisme politique. La loi du marché ou l’électoralisme peuvent faire du pluripartisme une machine à écraser les vrais débats politiques ou à exclure certains partenaires indésirables. On peut dire que le pluralisme se développe dans la sphère politique à proportion que se développe une conception pluraliste du droit. Si l’on veut en effet que le droit épouse la diversité et la complexité des conflits, qui sont aussi des « contradictions » entre plusieurs « droits » irréconciliables, entre plusieurs intérêts non moins légitimes les uns que les autres, il faut bien inventer une nouvelle forme de droit, qui tienne compte de l’irréductible pluralité des « sphères de justice ». Je propose, sans lui donner encore de contenu, mais simplement pour la forme qu’il doit prendre pour répondre à la complexité du problème, d’appeler ce droit un « droit diffférentiel ».
Donner ensuite au pluralisme la radicalité et l’ampleur d’un véritable pluralisme économique, c’est ne pas accepter que le libéralisme économique se présente comme la réalisation du pluralisme économique. Car le marché mondial, qui libère de hiérarchies terribles, est bien aussi le plus grand niveleur, rouleau compresseur qui ait été inventé pour écraser les différences (de cultures, de formes de vie, de types d’économie, etc.), et ne laisser derrière lui que la seule différence entre les riches et les pauvres. La thèse est ici qu’il n’y a pas de diversité, de pluralité culturelle ou religieuse possible sans un fondement économique dans la possible diversité des modes de vie. Et ceux-ci ne sont pas seulement des modes de consommation, mais des manières de travailler, d’échanger, d’habiter. Il s’agit de sauvegarder la diversité des habitats, au sens large, des manières d’habiter. Peut-être, après avoir unifié le marché planétaire, faut-il redifférencier les échelles d’échange, « pluraliser » le marché.
La modernité est bien en ce sens un projet inachevé, et nous n’avons pas encore été jusqu’au bout du pluralisme. Mais pour cela, il faut que la modernité rompe avec ce qui a été ses mythes évolutionnistes du dépérissement, avec son positivisme du progrès. Il faut que la modernité, sur tous les plans, rompe avec cette croyance mythique, et si typique de notre temps, qu’il y a une solution à toute question. Non seulement parce que ce discours menteur justifie la violence, le développement de moyens techniques de plus en plus puissants. Mais parce qu’il nous empêche d’accepter de vivre durablement avec les problèmes. Il nous empêche ainsi de vivre.
Paru dans Témoin, 2003
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)