La classe de philosophie du lycée de Bongor, au Tchad, ce fut mes premières classes dans le métier de professeur. Et tel fut mon premier poste frontière. C’était à l’automne 1978. Le Général Malloum était en train de rompre avec son premier ministre Hissène Habré, et je compris rapidement que j’étais à la lisière entre l’Afrique profonde, plus ou moins christianisée, et les peuples musulmans du désert. C’était comme une double attraction, et je trouvai en moi la vieille fascination française pour le Sahara, mais aussi la neuve joie d’une Afrique réouvrant le christianisme autrement, et j’éprouve encore une gratitude immense pour tout ce qui de moi est né là-bas. Je commençai par la philosophie grecque, qui passait bien, mais la guerre éclata, et toute communication fut bientôt rompue avec le reste du monde. Le temps s’étira interminablement, et je découvris le bonheur de penser loin du bruit des discours.
La nuit, pieds nus dans la poussière, une foule accourait à l’appel des tams-tams pour s’arrêter autour d’un cercle de lumière, au plus fort du bruit. Et là, sous la seule lampe alimentée par un groupe électrogène, comme à tour de rôle apparaissaient les danseurs pour faire leur numéro, montrer de quoi ils étaient capables, s’essayer, interpréter le rythme. Comme si le monde était un espace d’apparition où nous puissions tour à tour nous avancer vers le milieu du cercle, interpréter par nos paroles et par nos actes « qui » nous sommes, et dont nous puissions nous retirer pour faire place aux autres. Bientôt les professeurs tchadiens, qui n’étaient pas payés, s’en allèrent les uns après les autres, et je repris aussi le cours de géologie : je m’aperçus alors que les élèves musulmans, qui avaient une conception très solide de la transcendance, comprenaient les grandes explications causales, que les autres ne saisissaient pas. Ayant remarqué une certaine affinité de mes élèves les plus animistes avec la phénoménologie de Husserl, je cherchais à trouver un équivalent pour les élèves musulmans, qui ne voulaient pas participer au groupe de théâtre dont les lycéens m’avaient demandé d’être le metteur en scène.
C’est ainsi que je constituai un petit groupe autour de la philosophie musulmane, pour lequel je choisis une présentation résumée des œuvres d’Averroès, de l’influence de son pluralisme méthodique sur la philosophie médiévale européenne. Mon but était d’introduire dans ces jeunes intelligences, fils de marabout ou autres, les germes d’une pensée critique mais aussi d’une fierté de leur propre tradition, sans laquelle je craignais qu’ils ne basculent dans une logique de guerre destructrice de leur propre culture. Ils étaient passionnés. En classe, je leur fis à tous un cours sur ce qui me semblait être la philosophie implicite à leur culture, et notamment une philosophie de l’habitat, de la cohabitation, où l’on échange tout ce qui excède la faculté d’habiter, plutôt que d’accumuler et de réinvestir dans la croissance comme chez nous. C’était un magnifique style de vie, non pas juché très haut sur un système politique et technique compliqué et fragile, mais si près du sol que l’effondrement du système pouvait leur glisser dessus comme sur les plumes du canard.
Oui, ce que je découvrais alors de l’Afrique me donnait le sentiment d’une immense réserve de « différences », non encore aplaties par le bulldozer de la globalisation des échanges et du tourisme. Une réserve pour des siècles de conversation et de surdités alternées, de périodes de repli et des périodes de réinventions, aussi nécessaires et même heureuses les unes que les autres ; et dont la conversation avec l’islam était la première marche. Pas la moins délicate, mais pas la moins fascinante.
Paru dans Mission n°avril 2002
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)