« Ne banalisons pas les grèves ! »

Le 29 novembre 2001 dans la région parisienne, des centaines de voyageurs ont envahi les voies du RER pour protester contre le mouvement social (une grève des aiguilleurs de la SNCF, en l’occurrence) qui perturbait la ligne ce jour-là. Les usagers se sont ainsi trouvés otages d’autres usagers excédés. C’est ce fait provisoirement divers qui m’intrigue, comme si, passés certaines bornes, on préférait se faire du mal en plus pour signifier aux autres que le préjudice est insupportable. Quelle rage ! Quelle impuissance ! Quel ras-le-bol pour en arriver là ! On connaît la vaillance des usagers de la région parisienne à supporter des mouvements parfois durs, comme à l’automne 1995, et à bien vouloir marcher en foule dans le froid et les embouteillages par une sorte d’inoubliable sympathie pour les grévistes. Il me semble qu’il faudrait donc prendre ce petit fait très au sérieux et regarder de très près les modalités du passage à la grève comme forme habituelle des « mouvements sociaux » dans notre pays.

Si j’écrivais à un agent de la RATP, je lui dirais d’abord combien je suis résolument opposé à l’actuel envahissement de nos vies par la voiture, notre ultra-moderne idole. Je lui dirais ensuite que j’ai délibérément choisi (une fois pour toute et pour toute ma famille !) de vivre sans voiture (c’est à vrai dire assez facile à faire lorsque comme moi on habite Paris), et que les transports en commun sont mon parti pris ! Ce serait pour moi un désastre si tous ces désespérés du rail décidaient de passer eux aussi au tout-voiture. Je sais bien cependant que le problème de mon agent RATP n’est pas d’abord de servir au bien commun, mais de nourrir sa famille, ne pas laisser réduire sa vie au métro-métro-dodo, et de se défendre contre ce qui semble être de quotidiennes agressions verbales ou physiques. C’est pourquoi je ne chercherai pas à argumenter en général contre le droit de grève —que je respecte trop par ailleurs. Mais pour que ce dernier ait un sens, encore faut-il que les grévistes pèsent, pensent, sentent ce qu’ils font ! Et pas seulement à eux-mêmes, à leur direction ou à l’opinion publique en général. S’agit-il d’en rajouter à la grogne générale parce que la surenchère peut être payante ? S’agit-il d’un simple épuisement devant un travail usant et mal reconnu ?

Il faut qu’ils sachent que Mme …, qui doit rentrer avant 19h pour prendre son deuxième enfant de la crèche, après s’être presque brouillée avec sa voisine, vient de perdre cette place à la crèche pour être venue trop souvent en retard ; et qu’elle ne sait pas du tout ce qu’elle va maintenant pouvoir faire. Ils faut qu’ils sentent que Mr… a attendu 47 minutes de plus que d’habitude, sans que cela prête pour lui à plus de conséquence par ailleurs. Il faut cependant qu’ils pèsent le fait que cet énième retard a pu être l’une des gouttes d’eau qui ont fait déborder le vase, ce jour où Mr… a été licencié. Il faut qu’ils songent aux rendez-vous d’amour ratés et pas toujours recommencés, qu’ils pensent aux conséquences pour un enfant qui seul à la maison peut faire une grosse bêtise très malheureuse, ou simplement renoncer à apprendre ses leçons parce que ses parents ne sont pas là pour s’y intéresser.

Toutes ces petites bifurcations vers le malheur, on oublie qu’elles sont normalement chaque jour rectifiées et remises sur les rails de la vie ordinaire par le juste effort de tous. C’est la noblesse des agents des transports en commun, tous les jours, que de soutenir l’effort de chacun à vivre une vie décente et honorable. Or cette noblesse ne se mesure pas seulement à tout ce qu’ils sont capables de faire, et qui peut être rétribué ou rémunéré. Cette noblesse se mesure aussi à tout ce qu’ils ne sont pas capables de faire, dès lors qu’ils sentent ce qu’ils font. Et comme pour nous tous, cela ne peut pas être rémunéré, mais seulement obtenir parfois un peu de reconnaissance.

Paru dans La Croix le 20 décembre 2001

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)