« Nous sommes tous des handicapés sportifs ! »

Le réaménagement de l’espace urbain se poursuit sous l’impulsion générale de la « circulabilité », de l’ « accessibilité ». Nous n’en sommes certes plus aux grandes simplifications modernes que l’on vit surgir dans le sillage de Le Corbusier (ou plutôt de la congruence des urbanismes gaulliste et communiste). Mais même les fragmentations, les décalages et les réhabilitations baroques du post-modernisme n’ont finalement servi qu’à ouvrir plus en profondeur les parcelles et les formes aux contraintes de la voiture et à cet impératif de la plus grande accessibilité.

Les passants eux-mêmes sont prévus comme des consommateurs anonymes et indifférenciés. C’est à dire que l’on traite gentiment le passant à travers sa réduction à quelques dénominateurs communs, éventuellement contradictoires. Le passant est imaginé obèse, aveugle, sourd et manchot, mais en même temps décontracté et sportif. Pour aller jusqu’au bout de mon petit plaidoyer, et s’il m’est permis un instant de choquer, pour faire voir ce que je veux dire, nous sommes tous mis dans la peau de handicapés sportifs. Je ne dis pas que de telles personnes n’existent pas, j’en connais de très proches et j’admire sincèrement leur force d’âme. Mais je ne comprends pas qu’il faille absolument que tout le monde puisse aller partout et faire tout faire tout seul : est-ce parce que personne ne doit rien devoir à personne, est-ce parce qu’on ne doit plus compter avec la politesse? Je comprends moins encore cette logique messianique qui voudrait que l’on cherche « la » catégorie la plus désavantagée (sous quel rapport ?), sous l’idée que si on fait bien les choses pour elle, alors on servira du même coup toutes les autres.

Cette logique de l’intérêt général par la voie d’un intérêt très particulier, qui n’est pas sans rappeler celle de la brebis perdue, me semble certes parfois nécessaire, et il est des moments où la priorité doit être donnée à avantager celui qui à tel ou tel égard semble le plus faible ; c’est justice. L’aménagement urbain ici est soumis à des règlements qui disent le juste, et qui expriment la légitime demande de personnes handicapées de pouvoir vaquer néanmoins à leur occupations ordinaires. Mais il faut prendre garde que cet aménagement ne soit injuste à d’autres égards. Les personnes âgées ont peut-être besoin d’espaces moins larges, et on pourrait imaginer un aménagement qui soit entièrement pensé pour favoriser des jeux d’enfants : cela donnerait tout autre chose, je pense, que le subtil ennui des espaces actuels. Et la justice est parfois de trouver des compromis entre des droits incompatibles et non moins importants les uns que les autres.

Je me demande même si la logique qui prévaut ne se sert de l’argument d’accessibilité que pour mieux déployer une main mise, un contrôle général, un espace standard. On obtient ainsi de grandes distances lisses et ouvertes à tous, presque en voiture, sans rien de petit ni d’étroit, surtout sans escalier ni rien de tortueux, sans cloisonnements ni recoins. Il faut que ça circule bien ! Le seul cloisonnement qui obtienne un véritable triomphe (c’est normal puisqu’il n’y en a pas d’autre) est celui du fric. On a partout des péages, présentés comme facultatifs, et qui font payer dans cet espace circulatoire les menus plaisirs ou les petites obligations de la vie quotidienne —il faut avoir de la monnaie dans sa poche pour presque tout ! Chaque réaménagement étend cette logique de la circulabilité générale, cette utopie que tout le monde doit pouvoir aller partout, et on sait qu’il suffit parfois de faire sauter un petit bouchon, de procéder à un petit aménagement, pour libérer de grands espaces. Mais nous sommes ainsi en train de réduire la diversité des morphologies architecturales, la merveilleuse disparité des espaces, qui m’autorise à considérer sans dépits l’existence d’espaces plus grands que moi, ou trop petits pour moi. Qui m’autorise à ne pas ramener tout l’espace à ma mesure.

Envoyé le 22 avril 03 pour publication dans La Croix

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)