Je voudrais exprimer pourquoi je suis inquiet. C’est que nous aurions encore bien eu besoin des USA, comme une superpuissance tranquillement et durablement forte. Mais les Américains apparemment ne savent pas combien le pouvoir rapidement se dissipe, combien les cultures et les empires sont mortels. Ils me font penser à ce rêve biblique, interprété par le prophète Daniel, d’une statue royale représentant un royaume d’or, puis d’argent, puis d’acier, de bronze, de terre, comme si les puissances mondiales étaient de plus en plus globales mais aussi de plus en plus éphémères.
Ce n’est pas que je redoute immédiatement leur défaite. Bien sûr les Etats-Unis peuvent perdre cette bataille d’Irak, et le monde serait alors très rapidement plongé dans le chaos. Ce scénario n’est pas entièrement exclu, mais il est improbable. Ils sont les plus forts, ils le savent, ils vont le montrer. Le problème est ailleurs : c’est qu’ils ne savent pas très bien d’où leur vient cette force, et qu’ils ne savent pas qu’elle les abandonnera comme elle les a soulevés. C’est la dure loi de l’histoire, et on lira avec stupeur, dans le discours des Athéniens aux Méliens (dans Les guerres du Péloponèse de Thucydide), des propos et des arguments qui évoquent étonnamment notre temps. Déjà dans la littérature épique, dans l’Iliade, on savait que celui à qui revient la victoire n’est pas moins emporté et dépassé par la Force qui l’habite que celui qu’elle écrase et réduit en poussière.
La sagesse des grands chefs a toujours été de savoir utiliser leur force en sachant qu’ils ne seraient pas toujours les plus forts. La folie est au contraire de s’abandonner à sa propre force, et c’est par cet excès de confiance que la force nous conduit au-delà de nos limites, à ce point où elle pourra nous abandonner pour passer à un autre. On peut appeler ce besoin de confiance aveugle le prestige, et il ne faut pas sous-estimer l’importance du prestige dans le comportement des « grands », alors qu’il fait souvent une très grande part de leur pouvoir, de leur crédit. C’est par le prestige que les peuples se mettent volontairement à l’ombre d’un pouvoir plutôt que d’un autre. Pour garder et augmenter son prestige, on est parfois prêt à tous les sacrifices, et on peut basculer dans des logiques terrifiantes et suicidaires, comme l’histoire des dernières grandes guerres européennes l’a montré.
Les Etats-Unis disposent encore d’un grand capital de sympathie mondiale, et les Français s’y trompent souvent : c’est que les USA accueillent le monde et s’imposent au monde justement et d’autant plus qu’ils n’ont rien à imposer, sinon le flou magnifique d’une sorte de promesse de bonheur. C’est peut-être moins par leur résolution à s’armer que par leur désinvolture et leur nonchalance qu’ils l’ont emporté sur le bloc communiste : mais c’était alors la ligne de leur plus haut prestige, de leur séduction sur le reste du monde. Or le contexte a changé. Nous avions maintenant besoin d’une superpuissance durable. Il valait mieux un « aigle » central plutôt que des nuées de vautours qui s’entredéchireraient. Si ce n’était pas celui-là, ce serait un autre. Nous avions compris l’omniprésence de la guerre, non seulement sous la forme classique de l’hostilité aux menaces étrangères, mais sous la forme toujours récurrente de l’inimitié, de la guerre entre frères ennemis, de la guerre civile — aux USA, il y a eu l’unanimité qui a suivi l’agression, il y aura celle qui accompagnera le passage à l’acte de guerre, mais il ne faut pas écarter la rupture de « contrat » après la bataille d’Iraq, et surtout si se répand le sentiment que les batailles successivement remportées n’emportent pas la guerre.
Nous avions devant nous aussi quelques défis plus importants, et de longue durée, l’émergence d’une pluralité de pôles géopolitiques capables de formuler les vrais conflits, la délicate négociation du virage écologique et énergétique mondial avec la sortie du pétrole, une conversation des cultures qui tolère des périodes de surdité et de distraction. Oui, nous avions encore besoin des USA Mais les USA dilapident leur force pour maintenir leur prestige, leur foi aveugle, sans voir qu’ils ne seront pas toujours les plus forts, et je suis inquiet. Je crains qu’il ne soit trop tard pour les arrêter, eux-mêmes le voudraient, ils ne le pourraient sans doute plus.
Paru « L’Amérique du plus fort » dans La Croix le 17/11/04
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)