Depuis quelques années, la Fédération de l’Entraide Protestante et ses associations adhérentes ont plusieurs fois exprimé leur inquiétude face aux initiatives gouvernementales, parlementaires, administratives, visant à limiter l’accès aux droits fondamentaux, en particulier pour les personnes les plus précaires et les plus démunies. Trois exemples récents, la loi sur la sécurité intérieure -désormais opérationnelle-, la tentative de réforme de l’accès aux soins pour les personnes étrangères -pour l’instant différée-, la volonté de transformer le RMI en revenu minimum d’activité, ainsi que la façon dont les associations sont traitées, viennent attester de changements significatifs. Est-ce un progrès ou une régression sociale ? La responsabilisation individuelle invoquée n’est-elle pas une mise en danger du droit commun ? Que deviennent les libertés fondamentales ? Dans le contexte actuel, comment se forger une opinion ? PROTESTe a interrogé Olivier Abel, professeur de philosophie et d’éthique à la Faculté protestante de théologie de Paris.
Le discours dominant suggère qu’il n’y a plus de morale, plus de repères. Il faudrait donc remettre de la morale, de la règle. Et mettre la priorité sur la sécurité des personnes et des biens, sans laquelle il n’y a ni liberté ni responsabilité ni même fraternité qui tienne. Remarquons au passage que la force du gouvernement actuel est de savoir jouer sur tous les attributs du pouvoir, et d’adjoindre à une pratique mobilisant la force de police et l’ensemble des moyens légitimes, un grand discours justifiant cette pratique. C’est la raison de l’actuelle insistance sur la communication, du discours moral sur la sécurité, permettant de remettre des repères, de la norme : « l’insécurité, c’est mal ».
Ce discours, appuyant l’action, rencontre un large écho dans la population, mais doit être examiné sur un temps long. Actuellement, la société semble unanimement sécuritaire, alors qu’il y a cinq ans elle accueillait unanimement l’idée d’une France métisse, « melting pot » (au moment de la Coupe du monde de football 1998 –ndlr-) ou comme elle était majoritairement gagnée par la « grogne sociale » en décembre 1995. Face à cette bipolarisation de l’opinion, tantôt unanime, tantôt dispersée en grognes corporatistes, ce qui m’inquiète, c’est la bipolarisation entre la force excessive et la faiblesse excessive des gouvernements, qui passent brutalement de l’une à l’autre, et ce balancier explique à mon avis l’absence de tout véritable discours critique. Dans le contexte actuel de crise de la démocratie, les gouvernements sont trop forts ou trop affaiblis : à un état de grâce succède alors rapidement une perte de confiance. C’est le cas actuel, et il y a tout lieu de penser que nous pourrions assister, très vite, à une inversion de tendance.
L’absence de véritable critique est une grave faiblesse, et comme une maladie mortelle pour la démocratie. On ne s’intéresse plus au délicat travail d’énonciation des problèmes et la vie intellectuelle se trouve clipée dans des débats tout faits ou organisée par les médias sur des critères sommaires. Que reste-t-il alors des fondements de la démocratie, et face à la moralisation sécuritaire excessive, comment construire une posture critique ?
Pour prendre tout cela à contre-pied, je crois qu’il nous faut reconnaître qu’il y avait besoin de retrouver de la morale (entendons-nous bien : la société est plus démoralisée qu’immorale ou amorale) et nous devons donc reprendre à notre compte la part de légitimité de la demande de morale. Dans une société où tout devient précaire et fragile (la ville, le travail, la famille) le fait que le besoin de sécurité augmente ne doit pas nous étonner. Mais il faut une réponse sur la durée, et non une surenchère sécuritaire qui ne répond qu’à l’émotion, sur un mode imaginaire. Ce besoin de sécurité doit donc être entendu, et d’abord parce qu’à côté du « vivre ensemble », il exprime aussi le souci de la transmission. Or, qu’avons-nous à transmettre ? Les réponses actuelles ont jusqu’ici sécurisé ceux qui ont des biens à transmettre, mais elles n’ont pas sécurisé les faibles, alors que là était la priorité.
En matière de moralisation, tout est affaire de confiance, de « moral » : redonner de la valeur aux mots, aux promesses, à une solidarité. Il ne faut donc pas davantage abandonner à nos adversaires la question de la confiance. Mais il y a également des engagements concrets qui répondent au fond du sentiment d’insécurité et qui sont propices à la reprise de confiance. Par exemple, il faudrait assurer à tous un minimum d’habitat (sans expulsion) et ramener davantage de sécurité dans les liens ordinaires du travail, de l’affection ou de la filiation.
Le discours moralisateur actuel fonctionne à courte vue. On nous dit : « Nous savons ce qui est bon, nous vous en expliquons le mode d’emploi, faites-nous confiance ! » Un tel discours dé-responsabilise, et justifie finalement une absence de civisme ou de courtoisie. On met les projecteurs sur des scandales politiques, alors que le gros de la moralisation de la vie politique concerne tout le monde, et que la responsabilité morale repose sur l’engagement de tous les citoyens.
Nous avons besoin de penser à nouveau le rapport de l’individu à la communauté, dans lequel l’individu soit reconnu et prend sa part de responsabilité dans la communauté. Sait-on ce que sont les lois et normes dont on parle ? Elles sont plastiques, et peuvent changer, s’adapter : elles sont donc à inventer ensemble, en débat. Le consentement politique (« donner sa voix ») n’est pas un a priori, il se construit en cheminant ensemble, dans la discussion ouverte et la participation active. Il reste fragile, mais il procure aussi un sentiment d’appartenance, de confiance.
Il nous faut aussi réfléchir à la notion d’autorité. L’autorité n’est pas le pouvoir, et son déficit fait problème. User du pouvoir pour légitimer ce que l’on fait ne nous « autorise » pas. L’autorité revient alors par la fenêtre de l’autoritarisme. On attend d’un discours moral un discours contenant une claire hiérarchie des valeurs avec un haut et un bas. Un dénivelé, car certaines valeurs sont plus importantes que d’autres. C’est un fait que le discours actuel place la sécurité au dessus de la liberté, l’égalité et la fraternité, et pourquoi pas. Mais ce choix doit pouvoir être interrogé. En aucun cas cette posture ne doit rester hors discussion. Et il ne faudrait pas que le discours moral vienne ici pallier la cruelle absence de discours politique, de discours qui formulerait un projet, un avenir du bien commun.
Ce vide du débat ne pourra pas tenir, en l’état, très longtemps. Les voix qui peuvent nous aider à se forger une opinion, à élaborer un langage commun, à travailler les éléments du débat, ce sont celles des intellectuels exigeants, qui « pensent la complexité » de manière indépendante. Ceux-là ne nous dictent, en aucune manière, les solutions. On les entend peu actuellement, et le terme d’intellectuel est largement disqualifié, car tout l’espace est occupé par des « experts » ou « consultants » qui sont sensibles à la visibilité médiatique et, il faut bien le dire, font preuve d’un grand conformisme dans la justification de la société telle qu’elle est.
Publié « Courage et démoralisation » dans Proteste, n°96 juin 2003, p.9-11
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)