La mode passe, avec ses papiers cadeaux ; l’ange demeure, abandonné. Sa figure n’a pas assez d’épaisseur propre pour intéresser les historiens ni les théologiens, elle bat de l’aile au bord de notre réalité. L’ange pourtant est assez équivoque pour retenir l’attention de ceux qui n’y croient pas comme de ceux qui y croient, glissant ici et là comme un doute en douceur. Il désigne ce qui excède notre condition, un corps de rêve délivré de toute entrave, une colère assez pure pour aller jusqu’au bout, la faculté de disparaître sans qu’il y ait de mal, d’arrêter le temps ou de le faire bifurquer. Chassés naguère d’un monde désenchanté, les anges y reviennent au galop, appelés par notre désir spirituel de retenir ou d’élargir notre souffle, poussés par une mémoire plus profonde que nos religions mêmes, engendrés par le récent brassage des cultures. Car les métamorphismes angéliques ont toujours surgi à l’interface entre les mythologies, traducteurs qui se tiennent aux portes des mondes pour favoriser ou interdire les passages.
Au premier passage, on se souvient des querelles byzantines sur le sexe des anges, qui tournent autour de la représentation : on peut représenter des individus, mais non des espèces. Mais qu’est ce que représenter un individu ? Dans les Évangiles, la résurrection des corps est une re-présentation telle que nous sommes « comme des anges », ni hommes ni femmes, plus singuliers encore ! Faut-il effacer la différence des sexes, là où elle reste une différence trop générale ? Faut-il accepter de ne pas savoir à quoi nous ressemblons ? En nous tournant vers l’ange, vers ce visage invisible, vers cette voix inaudible, peut-être est-ce notre propre enfance immobile, interdite, que nous voudrions serrer dans nos bras, notre identité profonde ?
Au second passage, on se souvient de ces fresques révolutionnaires où un ange vole à travers une ville en flamme. Tout ange est terrible, incorruptible, exterminateur. Dans une société d’insécurité généralisée, il balaye toutes les frousses par l’annonce du débarquement céleste. Mais plus que gardien, l’ange est celui qui retourne la fuite : ne craignez rien ! Il détruit moins ce monde délabré qu’il ne fait voir sur lui l’éblouissement d’un autre monde. Sa folie est de faire de la splendeur de l’événement une perpétuité, de faire entrer par cette porte étroite la conjonction fulgurante de tous les temps, de croire possible l’intervention immédiate dans le présent du passé ou du futur. Il propose une éthique altière.
Si l’on repasse encore on se souviendra d’autre chose, car nous sentons bien que les anges sont à l’aise dans notre esthétique de la vitesse et de la disparition. Privé de toute subjectivité, ils ne sont que messagers. Entièrement solubles dans le cercle de la communicativité. Le langage des anges, d’après la scolastique médiévale, est une communication enfin sans entrave, immédiate et transparente. En elle la part du sensible diminue de plus en plus au détriment de l’intelligible, comme si les systèmes nerveux étaient directement branchés, et prêts à quitter la Terre. Et si c’était le rêve de notre société ? Mais tandis que nous fantasmons sur les pouvoirs télépathiques des anges, ceux-ci, s’effaçant avec allégresse devant les suivants, nous enseignent ce qui est plus délicat : renoncer à l’ubiquité pour être où nous sommes, oser un acte fugace qui ne soit pas la réaction à ceux qui le précèdent, parler et entendre notre dire nous échapper. Voir soudain ce qui est à nos pieds.
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Les anges de nos rêves
Notre temps est tourné au spirituel comme les rivières vont à la mer, mais nul ne sait où est l’estuaire. C’est comme un rêve oublié. À vrai dire, nous ne connaissons de quêtes spirituelles que diverses, à l’image de nos existences. Les unes sont animées par une demande affective d’identité intime, les autres par l’exigence morale d’une rupture avec tous les conformismes, d’autres encore par un appel à la vérité si radical que nos horizons soient élargis. Ici et là, il ne s’agit pas exactement du même rêve, et les anges en sont un bon indice.
Nous voudrions ici seulement esquisser ces trois figures, ces trois souvenirs de rêves, parmi tant d’autres qui nous reviennent, poussées par une mémoire plus profonde que nos religions mêmes. Alors qu’ils avaient naguère été chassés d’un monde désenchanté, les anges sont réveillés par le récent brassage des cultures, où leurs métamorphoses traduisent les figures divines, établissent des correspondances, servent d’interfaces. Et puis l’ange est assez équivoque pour retenir l’attention de ceux qui n’y croient pas aussi bien que de ceux qui y croient, glissant comme un doute en douceur. Il bat de l’aile au bord de notre réalité et désigne ce qui excède notre condition : un corps de rêve délivré de toute entrave, une colère assez pure pour aller jusqu’au bout de ses actes, la faculté de disparaître sans qu’il y ait de mal.
On se souvient des querelles byzantines sur le sexe des anges, qui tournent autour de la représentation : on peut représenter des individus, mais non des espèces. Mais qu’est ce que représenter un individu ? Dans les Évangiles, la résurrection des corps est telle que nous sommes « comme des anges », ni hommes, ni femmes, plus singuliers encore ! Faut-il dépasser la différence des sexes, là où elle reste une différence trop générale ? Faut-il accepter de ne pas savoir à quoi nous ressemblons ? En nous tournant vers l’ange, vers ce visage en rêve, vers cette voix inaudible, peut-être est-ce notre propre enfance, immobile, interdite, que nous voudrions serrer dans nos bras, notre identité profonde ? « Qui » sommes-nous ? Qui dites-vous que nous sommes ?
On se souvient de ces fresques révolutionnaires où un ange vole à travers une ville en flammes. Tout ange est terrible, exterminateur, incorruptible. Il balaye nos petites frousses par l’annonce du Débarquement céleste. Mais dans une société d’insécurité généralisée, plus encore que gardien ou protecteur, l’ange est celui qui nous dit : ne craignez rien ! Il fait voir sur lui l’éblouissement d’un autre monde et voudrait que la splendeur éphémère de cet événement soit éternelle. C’est encore notre rêve. L’ange représente l’intervention d’un geste capable de rouvrir le présent, l’insurrection qui fait bifurquer le cours du temps. Il incarne la révolte contre un monde trop absurde, la possibilité d’une rupture, d’un recommencement.
On se souvient que le langage des anges, d’après la philosophie médiévale, est une communication enfin sans entrave, immédiate et transparente. Débarrassés du poids de la subjectivité, les anges sont des messagers oublieux d’eux-mêmes, qui s’effacent avec allégresse devant les suivants, solubles dans le cercle communicatif de la vérité. Et si c’était le troisième rêve de notre société ? Nos systèmes de télé-communication augmentent sans cesse la part de l’intelligible au détriment du sensible, comme si nos systèmes nerveux étaient directement branchés et bientôt prêts à quitter la condition terrestre. Mais tandis que nous fantasmons sur les pouvoirs télépathiques des anges, ceux-ci nous enseignent ce qui est plus délicat encore : renoncer à l’ubiquité pour être simplement où nous sommes, oser des actes fugaces qui ne soient pas la réaction à ceux qui le précèdent, parler et entendre notre dire nous échapper. Voir soudain ce qui est à nos pieds.
Olivier Abel
Paru dans le catalogue de l’Exposition Nationale Suisse, Morat.