Un penseur aussi intempestif que Jacques Ellul, aussi radicalement inactuel, comment dire sa véritable actualité ? Comment celui qui médita longtemps la vanité des projets humains peut-il être en prise avec les actualités ? L’histoire humaine ne serait-elle qu’une succession d’éboulements ? Professeur d’histoire des institutions à la Faculté de droit de Bordeaux, révoqué par le gouvernement de Vichy après un discours aux étudiants, Ellul avait déjà tracé dans la Résistance, dès 41-42, le plan de son œuvre magistrale. Plus de 30 livres, répartis sur le double versant de l’analyse de la société et de la méditation théologique. Il concevait les deux versants comme indissociables. D’un côté le pessimisme lucide d’affronter méthodiquement toutes les questions. De l’autre l’espérance libératrice qui travaille inlassablement à les déplacer, je dirai même à les mélanger, à les bouleverser.
Adolescent de 16 ou 17 ans, je me souviens avoir copié sur les murs de mon lycée des phrases entières dans lesquels il pulvérisait les nouveaux lieux communs de l’époque ! C’est chez lui qu’avec d’autres nous avons appris la force de l’ironie, et la fragile autorité du « non », quand la résistance fait un instant reculer la grande machine du système technicien. Quel éducateur ! Et dans le monde entier — j’ai connu le leader d’une respectable confrérie musulmane à Istanbul, dont Ellul était le livre de chevet ! Pourtant ses disciples aujourd’hui sont dispersés, sinon antagonistes : il est si difficile de faire le tour de son œuvre, de l’accepter entière. Ellul d’ailleurs se méfiait de ses propres disciples, il ne voulait pas être obligé de leur plaire.
Inopportun, toujours décalé par rapport aux débats dominants, Jacques Ellul avait tout du prophète. Je devrais mettre cette phrase au présent car ce n’est pas fini. Très tôt il a discerné les méfaits d’une idéologie de l’émancipation qui, parce qu’elle rompt avec toute fidélité, avec tout attachement, fait le lit de toutes les propagandes. Il voyait ce que peu d’entre nous voient vraiment, les malheurs du présent : ceux qui sont là, qui arrivent, et que nous ne mesurons pas encore pleinement. On le sait, il fut l’un des premiers à mesurer l’emprise de la technique, non seulement sur notre vie quotidienne, mais sur nos amitiés, sur notre environnement, sur notre futur. Il n’a cessé de nous mettre en garde, pendant 40 ans, contre le déséquilibre des pollutions et l’épuisement des ressources naturelles. Il avait en quelque sorte prédit la terrible « déréalisation » qui nous arrive, le fait que la technique nous ouvre de plus en plus de mondes virtuels, mais nous anesthésie et nous rend incapables d’agir dans notre réalité proche. Il affirmait que le progrès technologique, programmé pour résoudre des questions, ne peut cependant répondre aux questions qu’il soulève. On ne peut résoudre tous les problèmes par une solution plus puissante !
Mais de l’autre côté, il a vu quelque chose qui est aujourd’hui encore complètement inaperçu, et dont la découverte prendra des décennies voire des siècles. Ce n’est pas seulement la tendance religieuse des humains à se rendre esclave des petits dieux qu’ils se fabriquent, idoles en bois ou en or, personnages-cultes, mais aussi télé ou voiture. Ce n’est pas seulement la perversion de la foi chrétienne dans ce système de pouvoir qu’était la Chrétienté. C’est le lien profond qui existe entre cette mutation religieuse et le régime technicien : l’empire technique sur le monde ne peut se comprendre que comme le dévoiement d’un christianisme devenu de part en part une religion installée, sécularisée, invisible, d’autant plus omniprésente que déniée. Pour le dire autrement, le plus grand danger aujourd’hui ne réside pas dans le retour des religions, mais dans leur transformation réductrice en de purs projets séculiers qui ont oublié leurs promesses initiales, et dont aucune critique ne retient plus le déchaînement de puissance.
Ce qui reste des chrétiens et des églises en prend donc pour son grade. C’est comme si leur foi s’était réduite à la gentillesse, à la charité, à la solidarité sociale. Comme s’il n’y avait plus d’espérance. La vraie espérance, celle qui, incognito, suscite ce qu’il appelait « la communauté des abandonnés ». L’enracinement dans une tradition vivante réduite à une compilation d’interprétations historiques plus ou moins mortes, rien du passé ne peut nous autoriser, nous donner le point d’appui du sentiment que nous sommes approuvés. L’horizon d’attente de l’espérance réduite au calcul des possibles, rien de l’avenir non plus ne nous autorise, ne nous délivre du souci de soi, y compris de notre propre petit salut. Nous sommes condamnés à nous autoriser nous mêmes, à ne devoir notre libération qu’à nous mêmes, ce qui est exactement la folie de l’émancipation, de l’ingratitude. Cette génération sans espérance, cette génération surinformée mais à laquelle manque cette anti-information qu’est l’espérance, cette jeunesse triste, c’est à elle que Jacques Ellul s’adresse, par-dessus l’épaule des générations précédentes. Sa parole vibre encore comme une flèche plantée dans le mille.
Paru dans Sud-Ouest, le 13 septembre 04
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)