Une lente et inexorable disparition passe inaperçue, et qui m’effraie. Celle des bancs publics. C’est ainsi qu’un vieux banc auquel je ne sais pourquoi je m’étais attaché, mon regard y attardant chaque fois un regret au passage, n’est plus. Son arbre est tout solitaire. Renseignement pris il devrait bientôt y avoir un nouveau banc. Mais je me m’inquiète et me souviens d’autres bancs ainsi, qui jamais n’ont été remplacés. Aussi singularisé que puisse être un banc, chargé d’autant de signatures amoureuses, de cicatrices agressives ou de traces indifférentes laissées par l’usage et l’usure, rien de moins irremplaçable qu’un banc. Aujourd’hui cependant on ne les remplace plus. On leur substitue des sièges individualisés, au design impeccable, mais chacun séparé dans sa coque.
Il y a pire, et qui confine à la torture, au scandale, et au grotesque. A la station Concorde du métro, à Paris, sous les murs inscrits aux lettres des Droits de l’Homme, vous verrez même des faux bancs sur lesquels on peut juste appuyer le bout des fesses. Ils font illusion vus de loin, mais semblent avoir été parfaitement étudiés pour interdire à qui que ce soit de s’y installer, de s’y sentir chez lui. J’ai, dois-je l’avouer, une immense sympathie pour le métro parisien, ce qui s’y invente au quotidien, et qui suppose de la part de la Régie Autonome des Transports Parisiens un soin bienveillant. Mais la disparition progressive de tous les bancs du métro répète sans cesse à tous les usagers que les vagabonds n’ont pas de place légitime dans notre espace public. Que ferons nous, le jour il ne restera plus de banc que des accusés ?
Lorsque les républicains de 1848 avaient tiré les bancs sous les platanes, lors de la protestataire campagne des banquets, ils avaient retrouvé le vieux geste « républicain » qui dégage une place commune en la cerclant de bancs. Les républicains se battent encore pour des idées et des chiffres, mais ils devraient parfois prendre un peu plus garde aux objets ordinaires dans lesquels la République était installée. Sous tous les cieux, et sous tous les gouvernements, rien de plus républicain qu’un banc public ! Un banc silencieux en dit à bien des égards bien plus qu’un professeur de morale, et de façon moins discutée. Il nous apprend que nous pouvons nous attarder dans un lieu commun, y être comme chez nous. Il nous apprend à laisser de la place pour les autres, à nous faire place les uns aux autres. Il nous apprend à laisser un lieu dans l’état où nous aurions souhaité le trouver. Il nous apprend sans rien dire que nous passons mais que la République demeure. Il apprend aussi aux vieilles institutions qu’elles reposent en dernière instance sur la confiance des amoureux qui se becquotent.
Mais ce n’est pas seulement la modestie anonyme qu’un banc nous apprend. À Edinburgh, vieille ville républicaine, j’ai vu le long de la principale promenade du centre ville des bancs dédiés à la mémoire d’une petite fille regrettée par un quartier, d’un saxophoniste regretté par sa fanfare, d’une collègue de bureau, d’un instituteur de quartier. A tout prendre, pour moi-même, je crois que je préférerais un banc à une tombe. Et même un banc anonyme, en un bel ordinaire endroit. L’arrondi des bancs est ce qui donne forme à l’espace commun, à l’espace public. Ce dernier est comme bordé ainsi par le souvenir, même effacé, de tous ceux qui un jour y ont paru, pour rentrer ensuite à leur tour s’asseoir dans le cercle qui le borde, sous les platanes. Honneurs aux bancs communs, et vive leur proche retour.
Paru dans La Croix, le 27/09/04
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)